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Nous suivons le Canal Grande. Au balcon des vieux palais, — surtout de quelques-uns, devenus de modernes hôtels, — on entrevoit des silhouettes attentives. Par une telle nuit, voilà bientôt deux cents années, sous un de ces balcons, une barque passa, d’où s’élevait une voix de femme. Belle, pure, et, suivant l’expression des contemporains, « nitida come la perla, brillante comme la perle, » cette voix saisit d’admiration le maître du somptueux logis, qui s’y connaissait en musique. Il fit arrêter la gondole et descendit pour complimenter l’inconnue. Or il advint que le visage de la cantatrice se rapportait à son chant, si même il ne le surpassait encore. Elle n’était qu’une pauvre fille, il était, lui, patricien de Venise. Un mariage déclaré leur était interdit par les lois. Ils s’unirent du moins en secret et, le 20 mai 1728, devant le vicaire du patriarche, l’humble Rosanna Scalfi devint l’épouse cachée, mais honorée, et chérie jusqu’à la fin par son époux, du très noble et très illustre Messer Benedetto Marcello.

Surnommé, — comme bien d’autres, — « prince des musiciens, » fauteur des Psaumes et d’Ariane porte et garde encore ce titre en son pays. D’autres noms ici nous reviennent à la mémoire avec le sien, mais il n’en est pas un qui l’efface, ni celui des Gabrieli, ses devanciers, ni ceux des Caldara et des Lotti, ses contemporains. Benedetto Marcello, c’est le nom d’un grand seigneur et d’un grand artiste, le nom d’un poète, religieux et profane, d’un humoriste et d’un satirique même, enfin d’un converti, voire d’un pénitent. Marcello fut tout cela. Tel nous le retrouvons, nature opulente et diverse, dans le petit livre que nous feuilletons entre le ciel et l’eau de sa radieuse patrie.

En 1686, une année après Haendel et Bach, il naquit d’une famille qui faisait remonter son origine aux Claudii Marcelli de l’ancienne Rome. Tout jeune, il fut poète par sa propre inclination, et, par la volonté paternelle, — d’autres disent par amour-propre et gageure d’amoureux, — violoniste et musicien bientôt passionné. Mais pour la poésie et pour la musique même, il n’entendit pas se dérober aux devoirs et aux honneurs de la carrière civile. Avocat, puis magistrat, avec des titres et des fonctions variées, il finit par être nommé camerlingue, ou trésorier de la République, à Brescia. C’était en 1738. Il y mourut l’année suivante. Il y repose encore, sous la pierre où sa veuve, discrète au delà de la vie, n’osa trahir le titre et les regrets de l’épouse que par les deux premières lettres de ces deux mots : U [XOR] M [ÆSTISSIMA].

Le poète, avons-nous dit, fut chez Marcello de deux sortes, profane et sacré. Le premier écrivit une centaine — exactement — de sonnets