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torrentiel, mais qui la rend singulièrement inégale. Il a beau dire, et non sans raison, que les poètes gaillards ont un art caché qui ne semble pas un art aux versificateurs : son art est parfois si bien caché que les meilleurs yeux du monde ne sauraient le découvrir. Tel poème du Bocage royal, le Songe, par exemple, nous donne l’impression très nette qu’il est parti sur une idée très vague et qu’il ignore où le mènera son troupeau bondissant d’alexandrins. Il crée perpétuellement de nouveaux rythmes. Mais obéit-il toujours au besoin de son inspiration ? Ne cède-t-il pas à sa facilité ? N’est-ce pas chez lui une sorte de gageure ? On jurerait qu’il ne veut laisser à ceux qui le suivront l’honneur d’aucune invention rythmique. Ses contresens, comme celui qu’il commet en chantant l’éloge de Mgr Charles Duc d’Orléans dans les strophes les plus dansantes, seraient de nature à nous surprendre, si nous oubliions que nous avons affaire à un poète dont la pensée ne se met pas toujours d’accord avec les mesures où l’entraînent « les Nymphes et les gentilles Fées. » Le premier des poètes français, il a compris les ressources infinies du vers alexandrin ; mais il l’a souvent alourdi par ses rejets de tout un hémistiche, — rejets plus acceptables dans le vers de dix pieds, — et, lorsque sa préface de la Franciade l’a maladroitement accusé de prosaïsme, il n’a pas vu que le prosaïsme en venait de cette négligence inharmonique. À quoi bon insister sur les obscurités de sa composition, sur la monotonie verbeuse et la prolixité de ses développemens ?

L’ouvrier dans Ronsard est inférieur au poète. M. Laumonier a tenté de nous prouver que l’ouvrier, qui « vingt fois sur le métier remettait son ouvrage, » s’était rendu sans cesse plus maître de son art. Sa démonstration a fort heureusement réfuté les critiques qui attribuaient les corrections de Ronsard « à la caducité précoce de son esprit » et « à des pratiques de dévotion outrée ! » Mais, sur le fond du débat, il ne nous a pas convaincus. Et comment l’eût-il fait, si nous avons la faiblesse de regretter presque toutes les suppressions que Ronsard s’est imposées et de préférer en général, sauf quand il débarrasse son texte d’énigmes mythologiques, son premier jet à ses variantes successives ? Il se corrige souvent à la façon des improvisateurs, qui se corrigent beaucoup moins qu’ils ne refont, et qui, au lieu de condenser ou de préciser leur pensée, lui en substituent une