Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 5.djvu/810

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

divinité de mon cœur... » Mais, vingt ans plus tôt, Ronsard disait à Hélène :


Je ne veux comparer tes beautés à la lune,
La lune est inconstante et ton vouloir n’est qu’un...
Tu ès toute ton Dieu, ton astre et ta fortune !


Il y a dans le drame d’Antoine et Cléopâtre un passage où Shakspeare s’élève au-dessus de lui-même. Antoine, trompé par la fausse nouvelle que Cléopâtre est morte, s’écrie dans un emportement sublime : « Je viens, ma reine ! Attends-moi ! Là où les Ombres reposent sur des fleurs, nous irons la main dans la main, et nous attirerons les regards de toutes les âmes par la grâce de notre démarche ! Énée et sa Didon se verront déserter, et toute la foule des mânes se portera vers nous. » Vous ne trouverez aucune trace de ce délire extatique dans le récit de Plutarque. Mais c’était du même ton, du même mouvement passionné, et presque les mêmes paroles sur les lèvres, que Ronsard avait, pour ainsi dire, emporté son Hélène jusqu’au séjour des Ombres :


Là, morts de trop aimer, sous les branches myrtines,
Nous verrons tous les jours
Les anciens Héros auprès des Héroïnes
Ne parler que d’amours.


La troupe sainte autrefois amoureuse accourra vers eux, et personne ne refusera de quitter sa place aux nouveaux venus, personne,


Ni celles qui s’en vont toutes tristes ensemble,
Artémise et Didon...

Arrêtons-nous. J’ai choisi seulement quelques exemples parmi tous ceux que cite l’auteur anglais. Il n’en faut pas davantage pour nous faire mesurer des yeux la portée française d’une œuvre dont nous devons être fiers. Rien n’est plus agréable que de surprendre ainsi, dans un des beaux éclats de la poésie shakspearienne, l’inspiration directe, authentique, du lyrisme français, et, dans le gosier de ce puissant barbare, la note pathétique d’une chanson de notre Ronsard.


ANDRE BELLESSORT.