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LETTRES D’UN PHILOSOPHE
ET D’UNE
FEMME SENSIBLE

CONDORCET ET MADAME SUARD
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE[1]

II
LES ANNÉES DE VIE COMMUNE

Voilà donc Condorcet logé chez les Suard, comme d’Alembert, à la même époque, logeait chez Mlle de Lespinasse et Marmontel chez Mlle Clairon, et comme c’était l’usage de vivre les uns chez les autres, dans ce petit monde philosophique où tout se passait vraiment en famille. L’installation date des dernières semaines de 1772. « Il faut que je revienne en novembre, écrivait Condorcet à Suard, et je suis sur le pavé : mandez-moi quand nous logerons ensemble, afin que je puisse prendre des arrangemens. » La vie en commun réalisa tout ce qu’ils s’en étaient promis : ce fut un de ces mariages, auxquels il faut que La Rochefoucauld n’ait pas pensé, pour avoir dit qu’il n’y en a pas de délicieux. Une seule tristesse, celle des séparations. Chaque fois que Condorcet quitte la rue Louis-le-Grand pour retourner en province, ses amis, au seuil de la maison, suivent des yeux, jusqu’au prochain tournant de rue, la chaise qui l’emporte. Et leurs yeux sont humides. « Vous ne pouvez imaginer, mon ami, avec quelle tristesse nous sommes remontés

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1911.