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l’escalier, le bon ami et moi, après avoir vu rouler cette chaise qui vous éloignait de nous. Nous nous embrassions pour nous consoler, mais nous n’avons pu dissiper notre mélancolie. Je crois que la mienne durera autant que votre absence. Il est triste de se lever tous les jours sans l’espérance de vous voir et de vous embrasser de toute la journée. » Mais ces départs de Condorcet ont un motif auquel il est impossible qu’on ne souscrive pas, quand on est sensible : il va rejoindre sa mère, à laquelle il consacre trois mois de l’année. « Il faut bien que votre bonne maman possède à son tour ce bon, cet excellent fils. » La bonne maman n’était pas toujours d’accord avec son fils, et il y avait des tiraillemens. Le bon, l’excellent fils ne se sentait guère à l’aise dans ce milieu de province bigote. Raison de plus pour qu’il regrettât son ménage de philosophes.

Quelquefois c’est Mme Suard qui s’absente : elle va à la campagne, ou à Lille, berceau de la famille des Panckoucke, ou auprès de quelque amie malade ou malheureuse à qui elle prodigue ses consolations. Alors c’est au tour de Condorcet de s’affliger : « Je passe sans cesse devant la porte de votre appartement et je n’y entre point. » Comme cette grande maison lui semble vide ! « Hier, en rentrant, j’ai éprouvé un malheur que je ne connaissais pas, celui d’être seul dans une maison. Je n’ai point eu de plaisir à y revenir. Heureusement nous serons bientôt réunis. » Enfin sonne l’heure du retour, impatiemment attendue de Mme Suard qui compte les minutes, et, au moindre retard, ne manque pas une si belle occasion de se forger toute sorte de craintes et de chimères : « J’arriverai samedi sans faute. Mais ne m’attendez point, et n’ayez point d’inquiétude. Je suis dans l’habitude de casser l’essieu de ma chaise. Cela retarde de quinze à dix-huit heures et n’a aucun danger. » Il faut noter, — et sans ombre d’ironie, je le répète, — que Suard est à l’unisson. C’est lui qui dit à Condorcet : « Vous nous manquez le matin ; vous nous manquez le soir. » Donnons-nous donc l’aimable spectacle de cette intimité quotidienne.


I

Il nous est d’autant plus facile de l’imaginer que l’imprévu y a peu de part : c’est ici le domaine de l’habitude. Condorcet s’est imposé cette régularité qui, aussi bien, est indispensable aux