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voir nos amis, même une fois par jour, tous les jours ?

Arrivait l’heure des théâtres : cinq heures du soir. Paris, — tout Paris, — avait alors la manie des spectacles. Il était rare qu’on y rencontrât Condorcet, même aux marionnettes, qui pourtant faisaient fureur. « M. Suard va aujourd’hui aux comédiens de bois avec Mlle de Lespinasse et beaucoup de nos amis. Je ne sais si j’irai ; j’ai peu envie de rire : j’aime les enfans parce qu’ils sont naturels, et ceux-là sont maniérés. » À l’Opéra, à la Comédie italienne, il ne faisait que de brèves apparitions, quand l’exigeait son service auprès de Mlle de Lespinasse. Non qu’il fût réfractaire à la musique : il en subissait la séduction, comme tous les mélancoliques et les nerveux. Mais il se rendait compte qu’il n’y connaissait rien. D’ailleurs, il n’avait pas l’oreille juste et chantait faux ; c’est même pour cela qu’au lieu de fredonner un air, quand il avait de la tristesse, il préférait se réciter des Vers de Voltaire. Restent les Français. Pour le décider à y aller, il fallait la croix et la bannière ; ou plutôt, c’est le contraire qu’il lui fallait : il ne se dérangeait qu’en cas de représentation anticléricale. « Jamais il n’allait au spectacle que lorsqu’on y donnait une pièce où l’on établissait des principes de tolérance et des sentimens d’humanité. » Mais alors il ne quitte plus le théâtre, assiste aux répétitions, suit l’impression sur les publics spéciaux de la « générale » et de la « première, » travaille avec l’auteur, gourmande le parterre et invective la censure.

Nous en avons un bel exemple dans l’agitation qu’il s’est donnée pour les Druides. Même au XVIIIe siècle, il n’y a guère de pièce plus sotte et de plus lourd pamphlet que cette tragédie de l’abbé Leblanc. Grâce au changement d’une seule lettre, et à ce travestissement en druides qui ne faisait illusion à personne, l’auteur, sous le nom de religion d’Hésus, y attaquait directement la religion de Jésus. Il y injuriait, tout son soûl, les prêtres « farouches imposteurs…, ministres sanglans…, artisans éternels de discorde el de haine. » En vertu d’un poncif, qui régnait dès lors dans ce genre de littérature, c’est le grand prêtre qui est chargé de stigmatiser, comme elle le mérite, la religion dont il est le représentant. On l’appelle Cyndonax ; son vrai nom est le curé Meslier, partisan des lumières et précurseur du Dieu des bonnes gens. Le pouvoir fit mine d’interdire cette ineptie. Déjà Condorcet s’indignait contre « l’éteignoir de la police ! On ne