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travailleurs de l’esprit. « Sa vie était toujours uniforme. On était sûr qu’il ferait le lendemain ce qu’il avait fait la veille. » C’est la vie du philosophe : le jour où Emmanuel Kant manqua à sa promenade coutumière, les plus insoucians comprirent qu’un grand bouleversement s’était fait dans le monde. Voici donc comment sa journée était ordonnée, au rapport de ce « témoin de sa vie » que fut Mme Suard. « Il se levait à sept heures, travaillait toute la matinée et recevait ses amis et tous ceux qui avaient besoin de lui. Il descendait souvent chez mon ami et moi, comme nous montions aussi chez lui. Quand il ne dînait pas avec nous, il mangeait dans sa chambre. » Après le dîner, la promenade. Nos pères, qui ne dédaignaient pas les sports, leur préféraient pourtant la promenade, et pour la même raison qui fait que nous préférons les sports : c’est que le sport est silencieux et que la promenade invite à causer. Les magnifiques ombrages des Tuileries et du Luxembourg n’abritaient pas alors uniquement des jeux d’enfans et des idylles de nourrices. Les gens de lettres s’y réunissaient pour échanger les nouvelles et s’entretenir de leur cher roi de Prusse. Les femmes elles-mêmes venaient de découvrir l’utilité de l’exercice et les agrémens de la vie au grand air. L’ « hygiène » avait parlé — déjà ! — et naturellement par la bouche d’un étranger. « Tronchin arrive de Genève ; à peine il a parlé, toutes les femmes sortent de leurs maisons ; elles courent, avec canne ou sans canne, sur les boulevards, sur les ponts, dans les rues, dans les jardins[1]... » C’est à la promenade que Condorcet rencontrait d’Alembert, et Mme Suard l’accompagnait presque toujours. Le reste de l’après-dîner était consacré aux divers rites de la vie extérieure, travaux dans les bibliothèques et tes laboratoires, séances académiques, visites, le tout supposant souvent de longues courses à travers les rues où l’encombrement rendait la circulation de plus en plus difficile. « Je ne pourrai, ma bonne amie, vous voir que dans la soirée. Il faut que les gens qui sont à pied passent dans les rues une grande partie de leur vie, qu’ils ne voient leurs amis qu’une fois par jour et que, lorsqu’ils n’ont qu’un quart d’heure à leur donner, ils le donnent au regret de n’avoir point de chevaux. » L’encombrement des rues a bien augmenté, depuis que Condorcet s’en plaignait. Pouvons-nous

  1. Garat, Mémoires sur M. Suard.