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est guéri : gare aux rechutes ! Mme Suard qui les redoute pour lui plus que pour tout autre, car il est de caractère faible, s’est avisée d’un moyen pour l’en garantir : c’est de le marier. On sait que l’institution du mariage n’avait pas une « bonne presse » chez les philosophes ; contre ce préjugé à la mode, Mme Suard se cite en exemple ; enfin, dernier argument, elle s’offre à élever les enfans à naître. Condorcet ne fut pas du tout tenté : « Jamais un événement qui me séparerait de vous ne serait, quel qu’il fût, un événement heureux... Quelle autre saurait partager mes peines d’une manière si propre à me consoler ? Vous êtes pour le mariage comme ceux qui ont été guéris par un remède et qui le conseillent à tout le monde. Je ne crois pas ce remède bon pour moi. Si j’étais amoureux et que je puisse épouser ma maîtresse, je le ferais avec transport. Mais en cela je satisferais ma passion, sans croire rien faire pour le bonheur de ma vie. Je ne vous mettrai pas non plus à portée de me donner la marque d’amitié dont vous me parlez. Je fais trop peu de cas de la vie pour me déterminer à la donner à d’autres. Vous savez combien de circonstances il faut que le hasard rassemble pour qu’une fille puisse être heureuse ; et pour les hommes, il me semble que, dans le siècle où nous sommes, ils n’ont point de bonheur à espérer, à moins d’être sots ou fripons. Ainsi tous les soins que nous prendrions de mon fils ne tendraient qu’à rendre son bonheur impossible. Si jamais il m’arrive d’en avoir, soyez sûre que je ne l’aurai pas fait exprès. » Condorcet a, dans ces cas-là, des façons de dire les choses qui ne sont qu’à lui... Ainsi rebutée, et exclue de l’éducation des enfans que n’avait pas le philosophe, Mme Suard n’insista pas. J’ai des raisons de croire qu’elle ne tenait pas beaucoup à cette idée de mariage. Mais elle était partagée entre une sourde jalousie pour la femme qui lui prendrait Condorcet, et cet instinct de marieuse qui, telle que nous la connaissons, ne pouvait manquer de la travailler, et qui l’achève de peindre.

Suard rentrait sur les neuf heures. La conversation continuait, moins intime, mais toujours familière et cordiale. Condorcet, qui ne courtisait pas la femme, ne se sentait pas gêné par l’arrivée du mari. Quelquefois La Harpe, ou tel autre de l’intimité, venait faire une partie d’échecs. Condorcet la suivait, sans avoir à craindre pour ses mauvais yeux l’éclat des bougies que la sollicitude quasi maternelle d’Amélie Suard avait