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entourées de garde-vue. Beaucoup plus tard, on entendait dans l’escalier le pas de l’abbé Arnaud : cet abbé était un peu noctambule. Il apportait sa récolte de nouvelles toujours abondante. Il était l’homme qui sait tout, qui a tout vu, à qui aboutissent tous les bruits de Paris. Il allait, lui, aux marionnettes comme à l’Opéra, et aux tragédies comme aux exhibitions d’animaux savans. Il était le premier informé de tous les potins ; il les racontait en les embellissant. La soirée se terminait sur ce dernier épisode. Un verre du punch que Suard confectionnait lui-même. Et on s’allait coucher.


II

J’ai laissé de côté le chapitre des sorties mondaines, dîners littéraires, soupers, soirées, qui étaient, pour les gens du XVIIIe siècle, une des quatre fins de l’existence. Si peu que le philosophe fût porté vers la dissipation.il ne pouvait tout à fait s’en dispenser. Il consentait à paraître dans quelques réunions, et se faisait renseigner sur les autres par Mme Suard qui, elle, n’en manquait pas une.

Les mercredis, souper chez Mme Necker avec De Vaines, Marmontel, La Harpe, etc. « Mlle Clairon y vient et nous joue des actes entiers de tragédie avec un de nos messieurs. Quel regret elle me laisse de ne l’avoir pas vue au théâtre et d’avoir perdu l’espérance de l’y revoir ! Elle me transporte d’admiration. C’est le plus beau jeu de physionomie, c’est des attitudes, des gestes d’une noblesse parfaite, c’est une intelligence de détail et un air de passion dans tout ce qui n’est pas de sensibilité douce et tendre, qui surpasse toute expression. » Tout sincère qu’il soit, cet enthousiasme de Mme Suard est un peu un enthousiasme convenu et de commande. Mlle Clairon avait alors la cinquantaine. Depuis sept ans qu’elle avait quitté le Théâtre-Français, dans un coup de tête, et vainement cherché le moyen d’y rentrer, son talent, à jouer dans les salons avec des amateurs qui lisaient les rôles pour lui donner la réplique, s’était alourdi. Mais elle était « philosophe ; » on lui pardonnait de manquer un peu de tendresse pour ne voir que la perfection de son art et même un certain naturel qu’elle avait introduit dans la déclamation. Et il est vrai qu’on était à la veille de la perdre. Cette année même, 1772, est celle où elle part pour