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de plus aimable que vos déjeuners de l’abbé Morellet, du moins pour ceux qui préfèrent le tour de la table à ce qui est dessus. Je les ai d’abord aimés parce que c’était une occasion de plus de vous voir ; à présent, je commence à les aimer pour eux-mêmes. » L’appartement donnait sur les Tuileries, et la vaste bibliothèque était faite à souhait pour les entretiens et les concerts. Car c’étaient des déjeuners de musique. Des compositeurs et des artistes, Grétry, Hullmandel, Capperon, Traversa, Caillot, Duport y venaient. On y entendit pour la première fois à Paris l’Orphée de Gluck. « A côté de son oncle et formée par ses leçons, chantait une jeune nièce de Gluck que l’abbé Arnaud appelait la Petite Muse[1]. » C’est de là que partit la dévotion wagnérienne, — je veux dire : gluckiste, — et la grande querelle qui allait mettre aux prises les partisans de la musique italienne et ceux de la musique allemande.


III

L’été, tout ce monde se retrouvait à la campagne. Non pas qu’alors on se crût, à aucun moment et pour des raisons de calendrier, dans l’obligation de déserter Paris. La vie s’y continuait sous la canicule. Et on ne se gênait pas pour donner, en plein mois d’août, un opéra nouveau ou une réception académique. Mais, en ce temps-là, autour de Paris la campagne était charmante. On savait en jouir. Manon Phlipon, les dimanches, allait boire du lait dans une ferme, à Meudon, et revenait l’esprit enchanté de rêves à la Rousseau. Diderot, Marmontel et toute la bande prenaient le bateau, le matin, allaient manger une matelote à Saint-Cloud, qui avait la réputation, et s’en retournaient, le soir, par le bois de Boulogne. Condorcet, en villégiature à La Chaussée, qui n’est plus aujourd’hui qu’une station de tramways, décrit avec enthousiasme les bords verdoyans de la Seine : « Je vous écris de La Chaussée. La situation en est très belle, quoique les propriétaires aient fait tout ce qu’il fallait pour la gâter. Ils ont bien empêché qu’on ne pût rien voir de la maison et du parterre, mais on en sort et on trouve des aspects charmans que j’aurais bien voulu parcourir avec vous. Il y a surtout un point d’où l’on voit un paysage superbe : une vaste plaine où la Seine

  1. Mémoires de Mme Suard.