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des larmes : « Qu’elle est touchante, cette pièce ! Mon Dieu, qu’elle est touchante ! » Ce succès a été bien doux à M. de La Harpe et j’en ai bien joui avec lui et pour lui. M. Thomas, qui est à Saint-Ouen, était aussi venu voir Mélanie. Ils disaient, Mme Necker et lui, avant la représentation, que la pièce ne serait d’aucun effet. Mme Necker a éclaté en sanglots, pendant tout le temps qu’elle a duré. J’en étais même importunée à côté d’elle : ces éclats de douleur altéraient toutes mes impressions. » Au retour, dans la voiture qui les ramenait à Saint-Ouen, Mme Suard espérait des complimens sur la pièce de son ami. Ni de Mme Necker, ni de Thomas elle ne put tirer un mot. Silence de glace.

Est-ce les larmes surprises par la représentation qui avaient raison ? Est-ce l’opinion réfléchie et froide des spectateurs qui s’étaient ressaisis ? Ce drame de Mélanie n’est pas détestable, ce qui est déjà quelque chose ; et, si on le compare aux Druides, il prend tout de suite des airs de chef-d’œuvre. C’est une pièce sur les couvens, c’est-à-dire un réquisitoire contre les couvens. M. de Faublas, homme de robe, afin d’avantager son fils Melcour, veut précipiter dans un cloître sa fille Mélanie. Mais la jeune fille oppose aux ordres d’un père barbare le refus le plus énergique. Elle a, pendant son temps de noviciat, reçu les confidences d’une religieuse qui lui a dépeint sous des couleurs horribles le supplice de la vie recluse, pour qui y a emporté un secret d’amour. Qui encourage Mélanie dans sa résistance ? Vous l’avez deviné : c’est le curé. Ce curé voltairien condamne les vœux et ouvrirait toutes grandes les portes des couvens, ce qui lui vaut de M. de Faublas cette réflexion assez topique :


Ce langage surprend dans la bouche d’un prêtre.


Mais c’était, à cette date, le type admis au théâtre, quand on voulait y représenter un prêtre « sympathique, » comme nous avons aujourd’hui le type du curé brave homme et finaud selon la formule de l’abbé Constantin. Les idées et la sentimentalité du temps sévissent dans la pièce de La Harpe ; mais elles y sont accommodées de manière assez agréable. Condorcet en jugeait sainement. Sans prétendre avec Voltaire que « l’Europe attendit Mélanie, » il convenait que la pièce donnait « de grandes espérances, » mais il lui reprochait d’être plus oratoire que dramatique et de contenir « des scènes très éloquentes qui