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lavait du reproche d’avoir méconnu l’importance de l’agriculture, et l’approuvait d’avoir, suivant le produit des récoltes dans les diverses provinces et dans les années diverses, autorisé ou défendu la sortie des grains. Il le louait d’avoir été l’homme d’Etat soucieux des réalités, ce qui, sans doute, était son plus grand tort aux yeux des philosophes férus d’idées abstraites et de principes absolus : cela est si commode d’ignorer les difficultés de la pratique ! « Au sein des principes exagérés, on jouit d’un profond repos ; avec un seul, la liberté parfaite, on gouverne le monde sans la moindre peine ; on dit à l’intérêt personnel et à l’ignorance : « Je me lie à vous, » et ils entraînent ; s’ils heurtent, s’ils fracassent dans leur route, on ne s’en met point en peine ; on demande un ou deux siècles pour en voir l’effet ; si la société bouleversée se refuse à cette expérience, on l’accuse d’impatience ; elle seule devient coupable et le principe garde encore sa gloire ou ses prétentions. » Condorcet était, ou se crut, visé. Il entra dans une colère folle.

Quelques timides objections que Mme Suard s’était permises en faveur de Colbert, ou plutôt de Necker, lui attirèrent incontinent cette verte riposte sur le mode ironique : « Ma colère contre Colbert était réellement bien injuste. C’était réellement un grand homme. J’ai voulu le connaître par ses ouvrages. A l’œuvre on connaît l’ouvrier, comme dit La Fontaine que Colbert laissa mourir de faim parce qu’il avait eu le courage de rester attaché à Fouquet son bienfaiteur. J’ai donc lu les ordonnances de Colbert, car les ministres traduisent quelquefois leurs hautes pensées en écritures. [Parodie d’une phrase de M. Necker.] Ces ordonnances sont un chef-d’œuvre. C’est là où on voit Colbert tout entier, son génie lumineux, son amour pour les hommes, ses grandes vues pour le bien public... L’homme de génie qui a loué l’autre [M. Necker] n’avait jamais lu un mot de tout cela. Il a senti que rien ne nuit à l’essor de l’imagination comme d’étudier les choses dont on veut parler. » Et il lui annonce que, pour l’édifier, il lui enverra prochainement un extrait des ordonnances de Colbert qu’il rédige exprès pour elle.

Il le lui envoie en effet. Mme Suard, au moment où elle préparait cette correspondance, avait jugé inutile, pour l’impression, d’y insérer le factum de Condorcet : au lieu d’une copie, c’est l’original que nous possédons. Sans être graphologue, on est tout