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que l’impression unique qu’on en reçoit est faite du sentiment de cette énormité. Puis, bientôt, on distingue ce qui rend l’aspect du Nil si singulier, si réellement prodigieux. Certes, il y a d’autres grands fleuves au monde, peut-être plus grands que celui-ci. Mais le prodige du Nil, c’est de couler dans un désert. Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Egypte. Quiconque a senti, dans ses moelles, l’aridité brûlante des sables et, dans ses yeux, le rafraîchissement de cette grande eau miraculeuse, ne s’étonne plus qu’aujourd’hui encore le Nil soit un dieu pour les fellahs et qu’ils lui fassent des sacrifices.


La chaleur monte toujours. La houle ardente de la méridienne flamboie d’une rive à l’autre, emplit tout l’horizon. Les vaguelettes du large étincellent comme des éclaboussures de cuivre en fusion. C’est le moment le plus dur, celui où le paysage, écorché par une lumière trop tranchante, est le plus blessant au regard. Les tons chimiques y dominent : jaunes-soufre, verts de chlores ou de sulfates, qui s’étendent, comme des marbrures de décomposition, dans des blancs d’ivoire, des jaunes-paille, des blonds de poussière. Les cultures encore très vertes, champs de fèves, champs de pastèques, sont à demi voilées sous une espèce de fumée sulfureuse. Les pyramides naines, qui défilent, en groupes intermittens depuis Gizeh, fument comme des meules en ignition. De loin en loin surgissent des éminences calcaires, pareilles aux murs et aux pylônes trapus de l’architecture pharaonique, — toutes blanches avec des striures blondes ou violâtres, saupoudrées de safran clair. Là-bas, sur la rive gauche, en face de la pyramide turriforme de Meïdoum, des plages livides aux oxydations étranges, comme empoisonnées de vert-de-gris, agonisent dans la crudité de la lumière.

Une torpeur invincible vous étreint. Et puis des barques passent, légères, aux envergures d’oiseaux ; et, de leurs grandes voiles triangulaires, ainsi que d’un frissonnant éventail, il semble qu’une fraîcheur va descendre. Mais l’air brûle toujours ; et toujours, à l’infini, sur les deux rives, les oasis se déroulent, d’un vert si nébuleux, si volatilisé par la chaleur, qu’on doute, comme devant un mirage qui se lève...


Une détente. Le rayonnement de la lumière s’adoucit, sans