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les choses les plus médiocres, les événemens les plus indifférens, pour des misères, pour des riens, on se dit charmé, pénétré, comble, transporté, enchanté, désolé, excédé, confondu, désespéré ; on est aux nues ou l’on se prosterne ; on est à vos ordres, à vos pieds... on veut mettre à tout l’air de l’enivrement ou de la détestation. » Ce manque de mesure éclate surtout dans les jugemens que l’on exprime à tout propos. « Il n’y a plus de milieu ni dans la pensée, ni dans l’expression : tout est charmant, merveilleux, incroyable, divin, ou affreux, pitoyable, odieux, exécrable ; tout ouvrage est beau, de toute beauté, ravissant ou détestable ; tout homme est admirable, excellent, délicieux ou maussade à donner des vapeurs, ennuyeux à plaisir ; toute femme est radieuse, céleste, adorable, ou ridicule, ennuyeuse à la mort, enfin une horreur... » Le discours de Gresset venant après celui de Suard, qui avait été un peu solennel, détendit l’auditoire et fit beaucoup rire. C’est assez l’habitude des auteurs dramatiques qui, à l’Académie comme ailleurs, connaissent leur public. Gresset avait un peu négligé Suard, mais comme Suard avait négligé l’abbé de La Ville. Il eut le succès de la séance. Mme Suard en éprouva un dépit très vif.

Cependant le Roi faisait appeler Turgot au ministère de la Marine, et de là au Contrôle général. Le Contrôleur général appelait Condorcet en qualité d’Inspecteur à la Monnaie, où il allait être logé. C’est une période nouvelle qui s’ouvre dans la vie de Condorcet et dans l’histoire de ses relations avec les Suard. Ils cessent d’habiter en commun, et cette séparation, jointe à de profondes divergences d’opinions, contribuera à amener sinon une brouille, du moins un refroidissement. Mais il y aura une autre cause. C’est ce dernier épisode qu’il nous restera à conter. Il est de beaucoup le plus dramatique et le plus humain, parce que cette fois le premier plan appartient à une autre figure de femme qui, celle-là, par son éclat, rejette dans l’ombre les grâces falotes des Meulan et des Suard, et parce que le tableau a pour fond : la Révolution.


RENE DOUMIC.