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Le point le plus délicat, dans la stratégie académique, est le choix des candidats. Il parut à d’Alembert que Suard serait un bon candidat, quoique paresseux, dans tous les sens du terme, et peu pressé d’entrer en campagne. Il lui fit écrire par Mlle de Lespinasse, qui enleva son consentement, — et l’élection. La majorité passait à gauche. C’est alors que le pouvoir intervint avec cette maladresse et cette violence qui caractérisent les pouvoirs faibles. Il donnait à entendre d’ailleurs qu’il s’agissait non d’évincer, mais de faire attendre les nouveaux élus, ce qui rendait la mesure prise contre eux bien illusoire.

Un fauteuil étant devenu vacant par la mort de l’abbé de La Ville, évêque in partibus de Triconie, le 15 avril 1774, Suard se mit sur les rangs. Cette fois, comme on l’a vu, son élection ne souleva pas de difficultés : Louis XVI donna son approbation. La réception eut lieu le 4 août 1774. L’immortel fort obscur auquel succédait Suard était un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères. Marmontel qui l’avait connu à Versailles, dans la société des premiers commis, « gens aimables et faisant la meilleure chère du monde, » nous le donne pour l’homme « le plus soigneux de se procurer de bons vins. Tous les ans son maître d’hôtel allait se procurer la mère goutte) des meilleurs celliers de Bourgogne et suivait de l’œil ses tonneaux[1]. » Mais ce n’est pas un mérite académique. Au surplus. Suard avait mieux à faire que de louer son prédécesseur. Il avait à remercier le parti philosophique dont les persévérans efforts avaient seuls fait réussir son élection. Tout son discours ne fut qu’une défense de la philosophie, sur laquelle brochait un pompeux éloge de Voltaire. Il payait sa dette. Elu des philosophes, il avait voulu que sa réception fût pour le parti une journée.

Gresset lui répondit. A son tour, il trouva que la matière, telle que la lui fournissaient les ouvrages du récipiendaire, était mince. Suard avait peu de titres à l’Académie ; il avait les mêmes que l’abbé Arnaud ; ce qui ne faisait pour chacun qu’une moitié de titres. Il avait surtout donné des traductions. Gresset en prit texte ou prétexte pour parler de la langue française et de la déformation qu’elle était en train de subir, par suite de l’outrance de tous les sentimens et de l’exagération de toutes les idées, qui était un travers d’alors. « A chaque instant, pour

  1. Marmontel, Mémoires, livre V.