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Où sommes-nous ? Je ne sais pas, je ne veux pas le savoir. Nous passons, en cette minute, devant une baie déserte, entourée de falaises à pic, qui blêmissent dans le crépuscule et qui l’encerclent d’une façon étrange, comme un cratère mort de la Lune. Au centre, une barque immobile et solitaire, dont la haute voile se reflète immensément, et plonge, obélisque sans fin, dans le miroir pâle des eaux embuées de fièvre.

Nous passons lentement, doucement, comme en rêve.

Et soudain, sur la gauche, se dessine un interminable estuaire aux rives submergées par une mer de plomb. La vision est d’une simplicité presque effrayante. Entre la zone assombrie des eaux et la zone plus claire du ciel, court à perte de vue, d’un mouvement rigide et implacablement rectiligne, une étroite bande d’un noir d’ébène, mince pellicule de terre, débris de continent détruit, qui va sombrer dans l’abîme ; et, vers le Sud, à la limite où le ciel et le fleuve se rejoignent, un gouffre béant au delà duquel il n’y a plus rien. Une échappée en plein ciel : on est hors de la planète...


Alors, sous ce ciel opaque, étouffé de chaleur, où pas une scintillation ne palpite, dans le gris indistinct qui m’environne, je songe à une nuit d’étoiles contemplée, quelques jours auparavant, dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx, nuit de velours et d’or, nuit limpide comme un autre azur, nuit merveilleuse, auprès de laquelle pâlissent, dans mes souvenirs, mes plus belles nuits africaines.

Il n’y avait pas un être humain, ce soir-là, dans la cuvette sablonneuse où le colosse est à demi enlizé. Derrière lui, le triangle formidable de le pyramide de Khéphrem tombait d’une chute écrasante, comme perpendiculaire ; et, derrière Khéphrem, se haussaient les crêtes du désert lyrique, hérissées de pierres tranchantes, qui se découpaient en dents de scie sur un ciel vert, teinté de nacre. C’était la solitude de la haute mer, le silence accablant des espaces désertiques.

D’abord, la masse du Sphinx s’ébaucha confusément dans la noirceur de la pyramide prochaine. Une lune orangée montait, toute gonflée, sous un voile de nuages blancs. Et ce fut l’ascension lente du globe vermeil. Peu à peu, la tête du colosse émergea de l’ombre, s’éclaira vaguement. Le profil se dégageait, lourd profil de nègre aux narines aplaties, à l’expression bestiale.