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individuelle qu’elle défie les siècles, — sur la terre d’Egypte, où rien ne meurt...

Il me semble qu’au sortir d’une féerie, je rentre dans la réalité. L’Egypte moderne elle-même réapparaît à côté de l’antique. Dans l’atmosphère purifiée, des bâtisses, qui se confondaient hier avec la blancheur des terrains, leurs contours s’évaporant dans les tourbillons de la poussière, s’accusent, aujourd’hui, en lignes précises et déplaisantes : gros cubes en plâtras qui sont des palais administratifs, obélisques de briques qui sont des cheminées d’usines, — sucreries ou distilleries, — pylônes aplatis en boue noire du Nil, qui sont des huttes de fellahs.

Vers le soir, un mur, percé d’arches colossales, coupe en deux tout l’horizon, émerge du lit de fleuve ; c’est le barrage d’Assiout. Nous nous engageons dans un canal latéral qui franchit la digue. Mais il est trop tard : l’écluse est fermée. Il faut s’arrêter, passer là toute la nuit. Au fond du canal, entre les deux parois de maçonnerie qui nous enferment comme une fosse étroite, — dans l’air étouffant, sans autre vue que le ciel plein d’étoiles au-dessus de nos têtes, — nous attendons l’aube, et le départ vers l’inconnu...


Mardi, 15 mai.

Les manœuvres ont été longues. Lorsque enfin nous sortons de l’écluse, le soleil est déjà haut. Alors, sous le grand ciel libre, une vision extraordinaire se déploie.

Le fleuve élargi, étalé, arrondi comme un golfe, n’est plus qu’une immense coupe limpide sertie dans la bordure vermeille des rivages, — moins une coupe d’eau pure qu’une coupe de lumière, épanouie dans la fraîcheur du matin, pour désaltérer on ne sait quelle soif divine. Cette lumière jeune a une légèreté, une allégresse, qu’elle va perdre, tout à l’heure, dans le morne et lourd éclat de la méridienne. Ce n’est déjà plus l’aube, ce n’est pas encore le plein midi. Minute fugitive, qui fait éclore au regard tout un pays fabuleux de cristal et d’or. Vrai paysage spirituel, purifié des vains accidens de la matière, immense, lumineux et simple comme un concept métaphysique, où l’or des sables, le cristal de l’eau se perçoivent à peine, où les lignes et les surfaces se résolvent en splendeurs fluides.