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angoissant pèse sur l’étendue, et toute cette nature éteinte et morne a l’air de se recueillir dans on ne sait quelle attente...

Les montagnes violettes de la chaîne arabique se dessinent sur le ciel d’aurore, se veloutent d’une couleur de pensée. Le soleil a percé les bruines flottantes ; il monte, et, soudain, c’est, par tout l’espace, un ruissellement de splendeur. La terre est toute d’or sous l’azur allégé du ciel. Les contours des berges sont comme frottés d’ambre liquide. De l’or coule le long des mâts des dahabiehs. Toutes voiles déployées, elles planent, comme de gros oiseaux d’or, sur le fleuve embrasé. Du haut du balcon, au-dessus du sillage qui fait, dans la moire orangée des eaux, une longue déchirure mauve, je contemple, les yeux ivres de lumière : toutes mes souffrances de la veille sont payées.

Dans cette richesse et cette beauté triomphante de l’aube, les êtres et les choses, touchés par l’engourdissement du khamsin, semblent renaître. Des battemens d’ailes, des pépiemens se répondent d’une rive à l’autre. Les trous des rochers sont pleins de tourterelles et de martins-pêcheurs, qui prennent leur volée. Au bord des berges, des enfans nus s’ébrouent dans l’eau vaseuse, s’éclaboussent en poussant de petits rires aigus, qui rebondissent jusqu’à nous, sur l’eau calme du fleuve, comme des ricochets.

On dirait des statuettes de bois ou d’albâtre bruni, telles qu’on en voit derrière les vitrines du musée du Caire. Le torse grêle, les épaules larges, les pectoraux en saillie sur le tronc, comme des gorgerins incrustés d’émaux, ils ressemblent trait pour trait aux petits fellahs d’il y a trois mille ans, qui ont servi de modèles aux sculpteurs et aux peintres des Pharaons. Et ils ressemblent aussi à leurs ancêtres des syringes et des hypogées, ces hommes aux maigreurs de sauterelles qui, en ce moment, sous le haut mur calcaire de la falaise, sont attelés à une corde de hâlage. Et le bateau archaïque, qu’ils traînent dans 1 eau pesante, est tout pareil aux barques d’Ammon, qui sont peintes sur les tombeaux enfouis, là-bas, au milieu des sables.

Devant ce paysage du Nil, si raréfié par momens qu’il se dépouille de tout caractère particulier, je pouvais me croire hors du monde, dans une région abstraite qui ne connaît d’autres accidens que les jeux élémentaires de l’ombre et de la lumière. Ces silhouettes humaines me rappellent que je suis dans un pays où tout est marqué, au contraire, d’une empreinte si fortement