Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 5.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On lève l’ancre, et, lentement, la barque mortuaire incline ses grandes ailes blanches. Avec ses palmes et ses chants, elle glisse sur l’eau molle, elle s’en va, par ce beau matin de printemps, vers des plages de lumière...


Aujourd’hui, vraiment, il y a de la joie éparse dans l’air, qui est toujours sec et chaud, mais non plus étouffant. Partout, sur les deux rives, des baignades de fellahs, des abreuvages de troupeaux. Çà et là les croupes luisantes des buffles émergent de l’eau, pareilles à des quartiers de roches noires. Les enfans se roulent dans le sable, et leurs petites chairs brunes et roses grouillent comme des vers sortis de la vase. D’autres, sur la falaise, tout le corps enveloppé, jusqu’au menton, d’un lambeau de cotonnade, — les pieds et les mains invisibles, — ont l’air de serpens qui dansent. Une femme squelettique les garde, longue et mince dans son haïck noir... Soudain, un souffle passe, la silhouette rigide sous les draperies qui s’envolent et qui palpitent, se dresse comme une torche funèbre dans le vent et la fumée.

Tout s’allume, tout vibre au milieu de cette atmosphère extraordinairement pure. Le corps est à l’aise, les nerfs se tonifient, l’humeur s’équilibre. La moindre sensation paraît neuve et délicieuse. Boire un peu d’eau devient une volupté. A l’arrière du bateau, dans le courant d’air du sillage, un zir, grande amphore d’argile, est suspendu. Des gargoulettes suantes sont disposées tout autour. Et c’est exquis d’approcher seulement de ses lèvres le goulot poreux du vase, où de la poussière craque sous la dent, puis de savourer la première gorgée qui se précipite, fraîcheur tranchante, dans le gosier aride.

L’esprit même est plus souple, plus dispos. L’imagination se réveille. Les mots affluent dans la mémoire, s’ordonnent en consonances harmoniques avec l’émotion naissante, comme des mélodies sans suite qui se succèdent sous les doigts distraits d’un musicien.


Le soleil s’abaisse. Et, progressivement, la chaîne arabique, qui s’était éloignée de nous depuis Assiout, se rapproche de la rive orientale.

Elle s’allonge indéfiniment, à la façon d’une ligne de remparts, un mur sans fin, dont les stratifications de la roche marqueraient