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les assises de pierres superposées. Mais ce mur n’est point opaque, il est léger et transparent, il a des souplesses d’étoffes précieuses, où glissent des reflets blonds, jaunes, verts, roses, bleus lie de vin. C’est le chatoiement des soies délicates et vives qui fleurissent de leurs broderies les voiles d’Orient. Parfois, vers le Sud, parmi les blonds, les jaunes, les ocres et les roses de la terre, une bande de laque foncée s’allume pour s’évanouir presque aussitôt.

Nous entrons décidément dans les pays roses : un rose, par momens, à peine saisissable, un rose pareil à l’afflux rapide du sang sous l’épiderme ; et, à d’autres momens, un rose fouetté d’ambre et de lilas, les lilas d’avril, les premières corolles qui éclosent, encore laiteuses du printemps.

Tandis que le bateau s’avance vers Sôhag, tous ces reflets ténus se fondent dans les flammes exaspérées du couchant. En quelques minutes, l’incendie crépusculaire s’éteint. Le fond du ciel est d’un violet sombre, le Nil apaisé est une mer de scabieuses, mauve aux endroits frissonnans, couleur d’abricot mûr, teinté, çà et là, de brunissures d’acier poli, aux endroits calmes, où l’eau morte resplendit comme un miroir.


Il fait nuit maintenant.

A l’avant du bateau, couché contre le bastingage, les yeux perdus dans les pâleurs nacrées du firmament, j’entends le balancier de la machine battre le rythme de la marche, et, à travers le fracas des eaux rejetées par l’étrave, j’écoute la chanson continue de l’écume aux flancs de la carène. La hampe du pavillon s’érige toute droite, à la proue, tel un bras impérieux tendu vers les profondeurs de l’horizon. De son mouvement doux, toujours égal, le steamer semble planer dans l’espace indistinct. D’une extrémité à l’autre, l’ossature de sa charpente frémit de la ferveur de son vol. Il va, sans bruit, sans heurt. Par delà les eaux tranquilles, immenses, peuplées de formes illusoires, des blancheurs vagues s’ébauchent sous les palmiers des oasis enchantées par la nuit : villes inconnues, que l’on devine à peine et qui s’embellissent de tout le mystère nocturne... Puis, soudain, en un glissement d’apparition, les hautes voiles en lames de faux surgissent. Elles sont là, tout près. Leur ombre descend sur nous. Elles nous frôlent, avec un sourd grondement de toile, la pointe aiguë de leurs vergues