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Cette amitié, Montalembert eu jouit toute sa vie. Vers cette époque, il en noua une autre plus mélancolique et plus éphémère. Il avait rencontré chez le duc de Rohan un tout jeune écrivain des Débats, Gustave Lemarcis, et avait trouvé en lui cette union des idées catholiques et libérales qui était alors un phénomène si rare. Mais, pâle et languissant, le nouvel ami pliait sous le poids d’un deuil, où il pressentait le mal qui le menaçait lui-même. Sa jeune sœur venait de mourir poitrinaire. Montalembert s’était attaché à sa douleur ; il le fortifiait de ses robustes croyances. Il essayait aussi de lui communiquer ce goût passionné qu’il avait pour la vie. En Lemarcis, tout était grâce et faiblesse. Il aimait son ami comme un être, déjà touché en son âme et son corps d’une mortelle atteinte, aime le frère plus fort sur lequel il s’appuie. Montalembert se prêtait aux plaintes touchantes du deuil fraternel, et faisant un retour sur sa sœur à lui, fragile aussi, et si tendrement aimée, il disait à Lemarcis : « Et moi aussi j’ai une sœur que je pourrais perdre. » « Puissé-je, répondait Lemarcis n’avoir jamais de pareils devoirs à vous rendre ! » Était-ce un pressentiment ? Elise de Montalembert fut frappée elle aussi. Son frère la vit décliner, pâlir, mourir à quinze ans du même mal qui avait emporté Mélanie Lemarcis, et ce fut alors entre les deux amis l’échange de la douleur, des souvenirs tristes et gracieux, des larmes tendres. « L’image de votre Mélanie, disait Montalembert, a si longtemps dominé seule ma mémoire : elle ne se présente plus maintenant qu’avec celle de mon Elise. Également jeunes, pures, belles, aimées, fallait-il donc que leur sort fût en tout si tristement semblable ? »

Lemarcis déclina et mourut à son tour, à vingt-six ans, du même mal impitoyable qui l’avait fait pleurer sur deux êtres charmans. Il laissait à Montalembert ses livres, ses souvenirs précieux et le soin d’assister sa mère, d’essuyer ses larmes.

Montalembert pleura Lemarcis. Il avait pleuré Mélanie, il avait eu le cœur déchiré de la mort d’Elise : sa confiance en la vie ne fut pourtant pas ébranlée à la vue de ces trois tombeaux. L’ombre d’Elise était à son côté, souriante et penchée sur la page, lorsque plusieurs années plus tard, trompant ses tristesses et ses déceptions dans le souvenir de cette amitié fraternelle, il lui dédiait l’histoire de sainte Elisabeth de Hongrie.

« J’ai tant travaillé, tant aimé, écrivait-il après son année de philosophie, que mon cœur et mon esprit s’effrayent également