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un peu futiles et légères de Versailles, Madame Clotilde, par l’exercice de toutes les vertus, par une piété solide et fervente, édifiait depuis son arrivée à Turin la cour piémontaise, dont les mœurs, les goûts, les habitudes différaient si profondément de celle où s’était écoulée son enfance !

Cette famille de Savoie, nombreuse et unie, menait en effet la vie la plus simple, la plus modeste et la plus patriarcale, mais cette existence uniforme nous apparaît singulièrement triste et monotone. Le lourd cérémonial que la Reine avait apporté d’Espagne s’était quelque peu relâché après sa mort, survenue en 1785, et l’arrivée de Marie-Thérèse d’Autriche, qui avait épousé en 1789 le duc d’Aoste, second fils du Roi, avait rendu, il est vrai, un peu de vie à cette cour compassée et froide ; mais, malgré ces légères améliorations, tout ce monde restait astreint à des usages surannés, asservi à des coutumes inflexibles, dominé par des idées étroites et par un rigorisme excessif ! L’esprit qui régnait à la cour de Turin était trop différent de celui de Versailles, pour que les princes de Savoie pussent jamais sympathiser réellement avec leurs hôtes et qu’une entente véritable pût jamais s’établir entre eux. Sans parler des embarras politiques que pouvait susciter à l’extérieur l’arrivée des émigrés attirés dans le royaume par la présence des princes, les bruyantes manifestations dont ils étaient coutumiers pouvaient devenir à l’intérieur une cause de désordres et une source de scandales. De plus, la réputation, plus ou moins justifiée, d’étourderie et de légèreté que l’on s’accordait à prêter aux Français n’était pas sans causer quelque appréhension au roi Victor-Amédée. Rien avant l’arrivée du comte d’Artois, ses jeunes beaux-frères expriment la crainte que sa venue ne trouble fâcheusement le calme et l’intimité de leur existence familiale. Durant le séjour des Français, s’ils ne manifestent pas une hostilité ouverte, on sent qu’ils ne sont arrêtés que par les devoirs d’hospitalité qui leur incombent envers des parens exilés et malheureux, dont la fortune se dessine déjà si déplorable ! Mais on devine que, chez leurs hôtes, tout les froisse et les choque ; aussi leur animosité et leur colère éclatent-elles presque malgré eux. Ces sentimens nous apparaissent aujourd’hui encore d’une façon saisissante dans les mémoires des princes piémontais que les archives du roi d’Italie nous ont conservés.