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s’écroulent, et le feston de la ligne de rivage se traduit par un dessin de plus en plus irrégulier et déchiqueté. C’est au Nord de Ciudadela, contre un éperon littoral de ce causse inhospitalier, que dans la nuit du 10 au 11 février 1910 la tempête, déchaînée et acharnée, vint jeter, briser et abîmer le Général Chanzy.

J’ai revu ces lieux tragiques, où m’amenait le pieux devoir d’un deuil et d’un souvenir fraternels. C’était par une journée limpide du mois anniversaire, de février 1911. Le temps était beau ; le ciel parsemé de petits nuages fins comme des gazes ; un léger vent du Nord soufflait, et dans le gouffre étroit, logé derrière l’éperon, c’était déjà le tumulte assourdissant des eaux tourbillonnantes battant les rochers, ce tumulte qui n’était que du calme à côté de l’effroyable déchaînement des vagues des jours de très grand vent : à ces heures-là, les vagues montent à l’assaut des falaises jusqu’à leurs cimes ! Des bois flottaient encore parmi les remous d’écume : c’est tout ce qui subsistait du grand navire détruit, dont l’épave même reste invisible.

Le rebord du plateau de roc domine ainsi les flots sans que des pentes adoucies établissent jusqu’au niveau des eaux un contact facile entre la terre et la mer. Par bonheur, la mer a envahi le chenal terminal de quelques cours d’eau, et en s’avançant vers l’intérieur d’une manière durable comme le peut faire sur d’autres rivages le flot intermittent de la marée montante, elle s’est logée en ces havres allongés, pour la sécurité et même aux heures de tempête pour le salut des hommes.

Ce sont en effet des ports curieux que ceux de Mahon ou de Ciudadela : longs boyaux à méandres où la mer semblerait devoir couler comme entre des rives ; elle est là pourtant chez elle et à demeure, mais le voyageur qui passe pourrait croire qu’au reflux il verra de nouveau les eaux douces de la rivière suivre leur ancienne pente ; cette pente se devine encore et se mesure sous les eaux bleues de la mer salée ; elle se continue aussi très lente vers l’amont ; après le golfe qui serpente, sans ressaut, la vallée à ciel ouvert se poursuit ; les versans ont une allure qui s’harmonise avec ceux du port ; les pentes des petites vallées affluentes semblent donner rendez-vous à la pente de la grande vallée ; et quant aux eaux du petit et si modeste rio principal, barrées par la mer, elles sont réduites à un courant si faible qu’elles sont encombrées d’herbes et qu’elles sont presque stagnantes ; ainsi coule par exemple la minuscule rivière de Mahon, petit filet d’eau de quelques décimètres de large, qui