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femme pour une quantité négligeable. Celle-ci a déjà le pouvoir de faire sortir l’Oriental de son beau calme. Une querelle éclate entre eux. Elle l’insulte, elle le défie : lui, fou de colère, l’étrangle.

Ce ne serait là qu’un incident de mélodrame, si ce n’était l’occasion où va se manifester l’esprit de solidarité qui fait de chaque Japonais un héros toujours prêt à se sacrifier quand l’intérêt national est en jeu. Le Japon a besoin de l’homme supérieur qu’est Tokeramo : il ne faut pas que l’accident d’une passion, la misère d’une aventure individuelle, compromette le succès d’une mission entreprise pour le bien général. La condamnation de Tokeramo serait un désastre public. Donc un autre assumera la responsabilité du crime, sera condamné à sa place. — Et c’est l’acte inévitable de la Cour d’assises, tant de fois revu à l’Ambigu et ailleurs.

Tokeramo est mis hors de cause ; mais, à partir de ce moment, il n’est plus lui-même. Il agonise. Est-ce le chagrin, le remords, ou peut-être la phtisie ? Oui, au sens littéral, et suivant le diagnostic des médecins. Mais à prendre les choses de plus haut et en esprit, cette âme de la morte qui maintenant le hante, c’est l’âme d’une autre race qui a pénétré en lui et ruiné son organisme moral. A son tour l’Europe se venge. Elle entraîne son vainqueur dans l’abîme de sa propre corruption. Græcia capta...

La pièce de M. Lengyell fait partie d’une sorte de cycle que nous avons vu se former en ces derniers temps. Tout le monde a présent à l’esprit le beau récit de M. Claude Farrère : la Bataille. Il y a quelques jours, M. de Wyzewa nous donnait sous ce titre : L’expérience européenne de M. Kenrio Watanabé, l’analyse d’une très curieuse correspondance échangée entre un artiste japonais et une jeune Anglaise. A Vienne, où il a rencontré Mertyl Meredith, M. Watanabé est peu à peu devenu éperdument amoureux de la jeune fille et lui a formellement demandé sa main ; à Tokyo, aussitôt qu’il y est revenu, et à peine a-t-il pris contact avec le sol natal, il est guéri de sa folie et reprend sa mentalité de Nippon sérieux. Ces livres et bien d’autres forment toute une littérature, et c’est une littérature européenne. Français, Allemands ou Anglais, ils témoignent de la surprise et de l’émotion qu’ont causées parmi nous les récentes affaires d’Orient, et du prestige qu’exerce sur nos imaginations le petit peuple soudain apparu dans le rayonnement de la victoire. Ils reflètent ce qu’on pourrait appeler : le mirage japonais.

Littérature de polémique et d’utopie, comprenons-le bien. Quand les Romains, dans la défaillance de leur énergie, se heurtèrent à la