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la comparaison avec raffinement séculaire de l’âme japonaise ? C’est nous qui sommes les Barbares. On le voit bien au cours d’une scène qui met en présence les amis de Tokeramo et deux Berlinois, le professeur Bruck et le journaliste Lindner. Le professeur Bruck étale avec une lourdeur toute germanique sa suffisance et sa vanité de pédant. Le journaliste Lindner injurie ses hôtes à gueule-que-veux-tu. Ceux-ci gardent une politesse imperturbable, souriante et ironique, où se traduit l’orgueil de la race et son mépris pour notre grossièreté.

Où qu’il soit, le Japonais garde au fond de son cœur le regret nostalgique de la terre natale. En séjour ou en exil parmi nous, il subit nos lois et nos usages, mais sans se mêler à notre vie et il continue d’habiter là-bas en esprit. C’est le fait que rend sensible une scène d’une invention très ingénieuse. A peine les visiteurs européens sont-ils partis, changement à vue dans la maison des Japonais. L’électricité s’éteint et des lanternes de couleur s’allument ; aux murs des kimonos remplacent les tapisseries ; vêtus du costume national, Tokeramo et ses amis boivent le thé en échangeant les nouvelles arrivées du pays, et acclamant les victoires prochaines. Cela est tout à fait réussi comme « vision japonaise » pittoresque et animée.

La pièce n’est encore qu’en tableaux. Il faut maintenant qu’elle s’organise en drame, c’est-à-dire que la lutte s’engage entre les deux personnages dont chacun représente une civilisation et une race. Tokeramo est l’un d’eux ; l’autre, bien entendu, sera une femme. Cet apôtre du plus grand Japon, si passionné pour son rôle et qui sait tant de choses, ignore en effet que la première condition de l’apostolat et la première vertu pour un chef de mission est la chasteté. Il a laissé entrer dans sa vie une femme, qui porte un nom charmant et redoutable. Hélène, qui perdit Troie, va perdre maintenant Yeddo et Yokohama ; elle en perdrait bien d’autres : c’est la femme fatale. A vrai dire, cette figure symbolique nous a légèrement déçus. Nous lui eussions voulu un peu plus d’allure. Nous sommes habitués aux Dalilas du romantisme et aux espionnes de grand style qui errent parmi les drames de Sardou. Celle-ci n’est qu’une fille suscitée non par l’enfer, mais par la police. La poésie y perd, si la réalité y gagne. Dans cette liaison, où il ne cherchait que le plaisir, le petit homme jaune est persuadé qu’il n’a rien engagé de lui-même ; il se croit inattaquable aux séductions de la femme, parce que dans son pays la femme n’est qu’une petite chose et non pas une personne. Il se trompe. Il n’a pas fait attention au changement de latitude. Nous sommes en Europe, où il est d’une extrême imprudence de tenir la