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répondu que je ne sollicitais point cette mission, mais que je ne la refuserais pas. » Il déclara qu’il attendrait sans dire un mot, sans faire un pas. » S’il est écrit là-haut — ajoutait-il, — que je dois monter à la tribune, eh bien ! tant mieux pour le droit et la raison, car je crois que je dirai là ce que les lettres n’ont pas encore fait sortir... Sinon, tant mieux encore, et surtout pour moi, car les affaires publiques m’empêcheraient de veiller sur ma chère enfant, et les pensées auront toujours une l’orme plus méditée et plus durable. — Je pense que la Destinée dirige une moitié de la vie de chaque homme et son caractère l’autre moitié. Cette fois, je laisse faire la Fortune. »

Une fois de plus, la Fortune lui fut contraire. Faut-il le regretter amèrement ? Je m’imagine que Vigny était aussi peu fait pour être député que journaliste. En 1831, il s’était enflammé à l’idée de combattre, dans l’Avenir, à côté de Lamennais et du comte de Montalembert, pour la liberté religieuse. Il écrivit, en tout, une Lettre parisienne. Son second article, souvent promis, n’arriva jamais au journal. Aurait-il prononcé, à la Chambre, même un discours ? Il cherchait des diversions à son oisiveté. La politique aurait été pour lui comme un succédané du travail littéraire. En griffonnant, aux heures de la nuit, les nombreux « brouillons » dont il parle et qu’il détruisait presque tous, il avait bien le sentiment obscur, inavoué, que son esprit ne gardait plus assez de sève, assez de fraîcheur d’invention pour mettre au jour un beau roman, pour faire refleurir un pur poème. S’il eût été élu, la besogne des commissions et les entretiens des couloirs auraient-ils donné à cet esprit candide, mais aigu, prompt à bâtir des châteaux en Espagne, mais non moins prompt à découvrir de quelle étoffe - ils étaient faits, l’illusion d’avoir trouvé la vie active ?

Quoi qu’il en soit, conduit, puis retenu, par les deux raisons que j’ai dites, dans sa terre du Maine-Giraud, Alfred de Vigny fit tout ce qu’il pouvait pour s’attacher à elle, et pour démêler des motifs, ou des prétextes tout au moins, de s’y trouver heureux. Ce ne fut pas difficile d’abord. Au sortir de Paris, le contraste du tumulte et des périls de la capitale avec le calme et la douceur des campagnes l’a exalté. « Partout les Moissonneurs de Léopold Robert assis sur leurs gerbes, » s’écrie-t-il, sitôt qu’il se voit « hors des barrières » et qu’il chemine en sûreté par « les grandes routes de France. » Au lieu des « visages