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la deuxième fois, cette vieille, mais modeste, maison rustique, définie dans le Journal d’un poète (1838) avec moins d’ambition que dans la page de roman : « une petite forteresse[1] entourée de bois de chênes, d’ormes, de frênes et de vertes prairies rafraîchies par des fontaines et des sources pures. »

Cette raison de sentiment était sa première raison. On s’attend moins à la seconde. En 1838, presque aussi étonné, je crois, de se trouver aux champs que le doge à Versailles, Vigny notait sur son Journal ses impressions, et, à propos de ses « grands bâtimens » et de son « grand parc » onéreux « à entretenir, » il faisait cette réflexion : « Si tout cela, du reste, ne rapporte rien, il y a un dédommagement : c’est que les impositions en sont énormes et me donnent le droit d’être député. — Or c’est justement ce que je ne veux pas être. » Dix ans après, au lendemain de la Révolution, son point de vue était tout différent. Il écrivait, le 8 mars, à un médecin d’Angoulême, le docteur Montalembert : « Vous devez penser comme moi que tout l’avenir de la France dépend de l’Assemblée nationale. Je me présente dans la Charente, comme sans doute M. Hubert vous l’aura dit. » Il priait le docteur de vouloir bien l’aider à distribuer « cent » circulaires. L’appel aux électeurs, où le comte de Vigny fait état surtout de son rang social, de son idéal de droiture et de ses titres littéraires, ne réussit pas. Candidat d’un autre âge, il se flattait de plaire aux Charcutais en leur disant qu’avant d’être nommé, il ne leur ferait pas l’injure de paraître en personne devant eux. C’est bien [ainsi que l’on briguait le mandat de député aux premiers jours de la Restauration, quand on avait la prétention d’entrer dans la carrière politique en gentilhomme. Les partisans du comte de Vigny lui représentèrent sans doute que ce temps-là ne reviendrait plus et que pour réussir, à la prochaine occasion, il lui fallait se mettre en relations directes et suivies avec les vignerons. Au mois de juillet 1848, le gentilhomme s’installait dans sa propriété.

Il protestait d’ailleurs qu’il ne se présenterait plus à aucune élection. En mars 1849, pressé par quelques personnes, il laissa figurer son nom sur une liste. Il n’abandonnait rien de sa réserve hautaine : « On est venu me voir dans ma chaumière, et dans mon désert on m’a apporté bien des propositions. J’ai

  1. Ce mot de « forteresse » sort encore de la vérité. Vigny s’en rapproche avec l’expression : « mon ermitage héréditaire. »