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un coup violent sur la figure de son frère suppliant et l’éborgna dans le sang. Quant à Giulio, moins naïf, à peine le complot éventé, il avait fui à Mantoue auprès de leur sœur, Isabelle d’Este. Qu’on se figure la belle humaniste, dans sa Grotta en train de compulser les derniers envois d’Alde Manuce ou de dicter quelque belle « histoire » pour le pinceau de Bellini, lorsqu’on lui annonce l’arrivée de ce frère, portant sur son visage les traces de la cruauté d’un autre frère et qu’il faut encore disputer à l’échafaud. L’entreprise était sans espoir. Alfonso, prévenu de la retraite du coupable, criait qu’on le lui livrât, invoquant la raison d’Etat. Isabelle lutta longtemps. De longues épîtres partirent pour Ferrare à l’adresse de Niccolo da Corregio, qui servait d’intermédiaire officieux entre les deux cours. Elle mit à sauver la tête de son frère presque autant d’obstination qu’à acquérir un buste antique, mais c’était plus difficile :


Le peuple de Ferrare est un peuple de fer,


disait encore, cinquante ans plus tard, le bon poète Joachim du Bellay. De quel métal insensible et dur n’était-il pas fait au temps d’Alfonso d’Este !

Ciccolo da Corregio arriva bientôt à Mantoue, les mains pleines des preuves de culpabilité. Isabelle céda et livra son frère. Giulio ramené à Ferrare, le procès des conjurés s’ensuivit et les exécutions furent ordonnées. On commença par décapiter Boccacio et Roberti sur la place du palais de la Ragione, — l’ancien palais détruit aujourd’hui, dont les créneaux en queue d’aronde ébréchaient le ciel, d’un air méchant. On planta leurs têtes sur la Torre de Ribelli et on orna de leurs troncs diverses portes de la ville. Puis, en grande cérémonie, on amena les deux princes au milieu de la cour du palais ducal, où les ambassadeurs et les grands étaient convoqués et placés sur des gradins, selon leur rang, avec ce souci de l’ordre et cette entente du décor qu’Alfonso d’Este apportait à toutes les fêtes. Lorsqu’ils parurent, chacun portant sur son visage les traces de la cruauté fraternelle, entre les pénitens qui tenaient la haute croix et le confesseur tenant le crucifix à la main, en face du bourreau tenant la hache, avec son tablier pendant entre les jambes et devant le greffier lisant l’acte du jugement, la foule, malgré toute l’habitude qu’elle avait de ces spectacles, fut toute remuée. C’est le moment précis que choisit Alfonso