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quoique la grandeur de votre mérite et de votre bonté envers nous ne se puisse reconnaître par des mots, mais demande des actes. Nous porterons les masques avec plaisir et leur parfaite beauté n’aura pas besoin d’autres ornemens… Les prisonniers, pour lesquels Votre Excelnce intercède, seront mis en liberté et aussitôt que nous aurons été informé que c’est fait, nous le ferons savoir à Votre Excellence sans retard. De Votre Excellence, le compère et frère cadet, Cæsar duc de Romagne, du camp pontifical d’Aquapendente.


Cet étrange dialogue épistolaire entre la femme la plus droite de son temps et le bandit le plus fourbe ne doit pas nous surprendre. Isabelle d’Este était droite et clairvoyante, mais elle était aussi, et il ne dépendait pas d’elle qu’elle ne fût pas, une « femme politique. » Or toute la politique italienne, dans ce temps de petits États et de grands artistes, était de soutenir le plus fort ou, comme le dit Napoléon, « de voler au secours de la victoire. » Mais quel serait le plus fort : le Roi ou l’Empereur, le Pape ou la République ? Je veux dire la Sérénissime, car pour les autres, elles avaient assez à faire de se rouler en boule, quand paraissait l’ennemi, et ne songeaient guère à menacer le voisin. Les seuls envahisseurs probables étaient la France ou l’Allemagne, Venise ou la papauté. Et le plus fort une fois connu, ou deviné, le problème était de le servir en se garant de lui, assez pour qu’il ne songeât pas à dévorer ses propres amis après s’être fait les dents sur ses adversaires. Les temps étaient étranges. Quand les portes d’une ville s’ouvraient devant un puissant allié, on ne savait jamais bien s’il allait danser avec le maître de céans ou lui trancher la tête, lui passer au cou le collier de quelque ordre ou le mettre dans une cage de fer. Il fallait donc se garder, ruser, ménager toutes les issues, ne brûler nul vaisseau, être prêt à se retourner en une heure. On vivait dans le mensonge, comme dans les rigueurs de l’hiver ou de l’été : je ne dis pas sans s’en apercevoir, ni en souffrir, mais sans penser pouvoir s’y soustraire. Il y a un symbole qui revient constamment parmi les imprese des Gonzague, qu’Isabelle avait, sous ses pieds, dans le pavimento de la Grotta, et qui était figuré en gravure d’or jusque sur l’épée de son mari, emblème de la force. Vous pourrez le voir, si vous vous penchez sur la vitrine qui contient la dague ou cinquedea du marquis Gonzague au Louvre : une muselière ou museruola ornée de rubans qui flottent et, au-dessus, la devise qui est le mot d’ordre de toute sa vie subie au XVIe siècle : CAUTHIUS