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tant d’infâmes exemples, s’exerça toujours pour le bien ou pour le moindre mal. Nous avons vu qu’Isabelle d’Este ne se déroba pas aux nécessités de la politique au XVIe siècle, mais elle y ajouta quelque chose dont le XVIe siècle ne lui donnait guère d’exemple : la pitié envers les vaincus, la fidélité au malheur. Elle laissait son mari, capitaine général du Pape, envahir Bologne et en chasser sa sœur Lucrezia et son beau-frère Annibal Bentivoglio, mais elle les recueillait à Mantoue dans son propre palais et obligeait son mari à les garder, en dépit du Pape furieux. Elle se résignait à féliciter le Borgia de ses victoires, mais elle donnait asile au duc et à la duchesse d’Urbino, que le Borgia venait de chasser de leurs Etats. Elle ne pouvait empêcher les Français d’entrer dans Milan et de ruiner les Sforza, mais elle recueillait Giovanni Sforza et ses partisans. Mantoue devenait sous son règne une sorte d’asile sacré pour les exilés et pour les vaincus. Elle allait ainsi jusqu’à l’extrême limite de ce qui était permis alors pour le droit contre la force et pour la vérité contre la trahison. Et tout cela, elle le faisait sans aucune prétention à la vertu, sans théorie, sans mysticisme. Car cette femme, curieuse de tout, n’est pas curieuse de religion, ni de philosophie transcendante. La théologie l’ennuie. Sa conception du devoir est celle d’un tempérament fort, sain, sensible au bonheur et à la peine des autres qui, en faisant le bien, fait ce qui lui plaît le plus, et se déploie le plus librement. Sa vertu est un bénéfice de nature. Elle fait le bien pour le bien, comme d’autres font de l’art pour l’art, comme d’autres aiment pour aimer, sans songer à des récompenses dont l’esprit ne peut se faire une idée, ni à des châtimens que le cœur ne peut comprendre : NEC SPE, NEC METU.


ROBERT DE LA SIZERANNE.