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deux avec sapio. » Jamais deux hommes, peut-être, n’ont professé des doctrines aussi opposées ; et le plus curieux est que, toute leur vie, ils ont eu comme un besoin de se heurter l’un contre l’autre, avec une étrange amitié fondée en partie sur les contrastes de leurs caractères, en partie aussi sur la conscience qu’avait !’un d’eux, — l’idéaliste, — de la profonde et aveugle admiration du positiviste à son endroit. Le fait est que l’on aurait vite fait de découvrir, chez M, Harrison, sous l’enveloppe du positiviste « n’ayant presque pas fait de sciences et très peu de mathématiques, » un doux rêveur beaucoup plus pénétré de la beauté utopique et « sentimentale » de la doctrine d’Auguste Comte que de sa signification positive. Mais j’ai hâte d’arriver à la seconde des deux citations tirées de la partie « française » de son livre :


Lorsque la colonne de la place Vendôme fut abattue par le gouvernement de la Commune, comme symbole de la terminaison définitive du régime impérial, un jeune homme que connaissaient nos amis se trouva parmi la foule qui était venue assister à l’opération. Elle fut exécutée avec soin et adresse, de telle façon que la colonne s’abattit en morceaux sur des matelas étendus à terre. Lorsque la colonne se rompit et tomba, la petite figure en bronze de la Victoire, que l’Empereur tenait dans sa main, roula aux pieds de notre jeune homme. Celui-ci, presque machinalement, la ramassa et l’emporta chez lui. Mais plus tard, lorsqu’une enquête s’ouvrit au sujet du déboulonnement de la colonne, le possesseur de la petite figure, ne voulant pas la rendre aux Versaillais, la mit en dépôt chez notre ami anglais Cotter Morison, qui consentit à la garder quelque temps. Le soir où je vins lui faire visite, Morison me montra Mlle Victoire, une figure de bronze dans le style classique , haute d’environ dix-huit pouces ; et il la plaça sous le lit où je devais dormir. Toute la nuit, je rêvai d’un piétinement de troupes sur l’escalier de la maison, et je m’éveillai au moment où il me semblait qu’on allait m’emmener pour me fusiller dans l’arrière-cour. Le scrupuleux Morison voulut à toute force que la figure ainsi acquise fût restituée à ses possesseurs légaux ; et, en effet, il la fit un jour déposer sur un tas d’ordures, à la porte de Paris. Je me souviens que feu lord Houghton, lorsque que je lui racontai cette histoire, me dit qu’il aurait volontiers donné un millier de livres sterling pour se procurer la figure de bronze. Il aurait aimé, sans doute, pouvoir la montrera ses visiteurs, en même temps que ce qu’il appelait « la page sanglante, c’est-à-dire la feuille que Marat était en train de couvrir de son écriture, dans sa baignoire, lorsqu’il fut poignardé par Charlotte Corday.


En Angleterre, M. Harrison semble bien avoir connu plus ou moins familièrement à peu près tout le monde, depuis un demi-siècle ; et ses Mémoires auraient pour nous, de ce fait, un intérêt et une valeur instructive