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avait obtenu du gouvernement français quelques avances, pour mettre fin à la disette pécuniaire dont souffraient sa mehallah et les services du Maghzen. On chuchotait même le chiffre de 4 millions en or qui s’étaient engloutis sous les voûtes du Nouveau Méchouar. Cette abondance après la misère avait troublé la tête un peu faible du souverain qui vidait ses coffres en orgies, dont ses invités du five o’clock water ne pouvaient imaginer les prodigalités folles. Musiciens, chanteurs, serviteurs et courtisanes n’avaient qu’à tendre les mains pour recueillir la manne dorée, distribuée par Moulay-Hafid avec autant de générosité que les condamnations et les supplices. Et, sur les femmes de son harem, s’amoncelaient les étoffes chères et les bijoux dont la rumeur publique exaltait la splendeur.

Dans sa maison fraîche, l’orfèvre juif du Sultan, barbu comme un patriarche, montrait avec complaisance les chefs-d’œuvre de son burin : couronnes aux lignes mérovingiennes, diadèmes éblouissans et lourds, colliers épais et robustes comme des chaînes d’esclaves, bracelets ronds ou plats, boucles d’oreilles vastes comme des cerceaux d’enfans, agrafes éclatantes comme des verroteries de traite. La fade odeur du cuivre perce dans l’or jaune des montures, où les dessins informes semblent ébauchés par un apprenti maladroit ; des rubis « reconstitués, » mais anémiques, des émeraudes lépreuses, mettent sur les joyaux un pâle scintillement de bouchons de carafes. A distance, le ruissellement des gemmes fausses et des métaux truqués évoque la somptuosité d’un trésor de corsaire ; vu de près, dans le satin commun et le velours de coton des écrins, il accuse chez le potentat marocain une mentalité barbare de roitelet soudanais. Ce sont, paraît-il, d’anciens bijoux, « vieux d’au moins cinquante ans, » qui passent à la fonte et sont accommodés au goût du jour ; mais les rubis viennent des creusets parisiens par la voie de Tanger ; les émeraudes, dont la couleur disparaît sous des taies blanchâtres, ont dû être serties dans les châsses enlevées jadis aux sanctuaires espagnols ou provençaux ; seuls, les émaux, les niellés sont de bon aloi, remis à neuf par des ouvriers qui en ont conservé le secret. Et des prix forts, des tarifs pour sultan, sortent des lèvres narquoises du bijoutier marocain : « 5 000 douros, cette couronne ; 3 500 douros, ce collier, » qui semblent ravis à quelque vitrine de bazar.