Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/627

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par l’amour au-dessus du sort et des hommes. Je crains donc que le cœur de ton amie, aussi prévenu que le tien, ne se soit égaré en t’égarant, sans avoir vu le précipice ouvert sous tes pas. Je crains qu’elle-même ne puisse t’en tirer. Enfin, que ne crains-je pas ? Que n’as-tu relu la lettre que je t’écrivais à Marseille quand tu voulais fuir ta première prison ? L’amitié t’y conseillait ; hélas ! tu devais l’en croire, ses conseils ne varient point, ta situation n’avait point changé… Mais, me direz-vous, comment résister au malheur d’être renfermé éloigné d’une amante chérie ? Croyez-vous donc vous être assuré un port stable auprès d’elle ? Croyez-vous pouvoir être heureux ?… Songez-y vous-même, mon père a beaucoup d’amis en Suisse ; vous y serez guetté et recherché. Pont-être vous conviendrait-il mieux de passer dans les États de Savoie, de vous rapprocher de moi par Nice et de mener vos affaires de là. Avant que vous receviez cette lettre, votre mère se sera jetée aux pieds du ministre et aura dit en votre faveur tout ce que l’amour maternel et la justice pourront lui dicter. Mais surtout, faites parvenir promptement vos mémoires (au ministre), je frémis du retard. Vous devez prévoir dans ce mémoire tout ce que votre père dira contre vous ; vous devez y répondre, peu ménager votre femme, vu l’abandon où elle vous a laissé, afin de diminuer la prévention que sa présence à Paris chez son beau-père, votre persécuteur, laisse contre vous ; vous devez surtout insister sur la dureté d’un père qui, voyant son fils sous un injuste décret de prise de corps[1] pendant dix-huit mois, ne fait aucune démarche pour le défendre et sollicite des ordres pour lui ôter la liberté de se défendre lui-même contre un tel déshonneur et si peu mérité. Vous répondrez à la plainte de la dissipation que votre père vous ayant fait interdire en justice, il ne pouvait pas craindre que vous vous dérangeassiez de nouveau. Vous demanderez de n’être poursuivi dorénavant que par la justice du Roi et d’être sauvé de la haine implacable d’un père qui se plaît à perdre le chef d’une famille, un chef qui est père, et qui était digne par sa probité et son zèle pour sa patrie de courir une autre carrière et de remplir les devoirs d’homme et de citoyen… Surtout, de l’activité… et peut-être force de peines pourrons-nous réparer en partie une sottise qui me cause bien de l’inquiétude. Peut-être feriez-vous bien d’écrire par la voie de Bourgogne ou de Lyon à votre femme pour l’avertir encore une fois de son devoir… Mon digne ami (M. de Briançon) va voler à ton secours si je peux lui trouver de l’argent. Je resterai seule et bien malheureuse. Songe à ta sûreté. Songe à réparer tant de sottises consécutives ; il est temps de commencer une carrière plus sage et plus heureuse. Hélas ! je frémis en pensant quelle est ta position actuelle. Mon ami, pourquoi votre sœur fut-elle loin de vous dans ce moment ? Adieu ; soyez bien convaincu de toute ma tendresse. Qu’elle vous soutienne et vous console.


Mais à choses faites, conseils sont pris. Briançon-Pylade ne parvint à rejoindre Mirabeau que vers le 12 mars, à Dijon. Il l’y trouva prisonnier sur parole depuis le 29 février. Il n’était

  1. Décret rendu par le juge de Grasse sur la plainte en assassinat déposée par M. de Villeneuve-Mouans.