Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/635

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bras et sa jambe que Sophie « avait mieux, » et son pied que Sophie avait « moins bien, » Mirabeau écrivait (lettre inédite à Sophie de Monnier, datée de Lorgues le 20 juillet 1776) :


Souviens-toi que… le délire de l’amour a lui-même sa délicatesse. Souviens-toi aussi, mon épouse adorable, que telle femme qui paraît la plus belle en société est bien loin d’être la plus agréable pour son amant. Si la balance entre Louise, et toi est au moins égale au physique (ce qu’assurément je ne trouve pas, même comme juge impartial), oh ! combien tu la fais pencher au moral ! Louise a sans contredit des éclats d’esprit tout à fait imposans, une facilité d’élocution que tu n’as pas et qui tient à la hardiesse que tu n’as pas non plus et que je suis bien loin de te désirer. Louise a des idées fortes, presque toutes de réminiscence. Elle n’a jamais le mot propre, parce qu’elle ne pense jamais avec précision, avantage infini que tu ne dois qu’à la nature, parce qu’au sortir de l’enfance tu as été enterrée dans une petite ville. Louise a de la sagacité, mais nulle finesse. Tu en pétilles (tu entends bien que je parle de celle d’esprit ; celle de l’âme est bien méprisable). Elle n’a aucune repartie. Tu l’écraserais en ce genre. Tu es quelquefois un éclair. Elle dira mille mots avant que d’avoir produit une pensée, et si celle-ci naît, elle sera noyée dans du verbiage. Ta divine timidité te permet-elle de laisser échapper une idée, elle a l’expression qu’elle comporte, précise, énergique, sans affectation, sans prétention ; mais tout est senti, accentué, prononcé (je parle au moral, car, au physique, tu bredouilles bien fort, belle dame. Tu as toujours l’esprit de ce que tu dis. Louise est toujours tout d’une pièce ; en un mot, elle étonnera souvent, et toi rarement ; mais tu séduiras, tu iras au cœur. Elle jamais. Elle perdra à la réflexion. Tu gagneras infiniment à être méditée. En un mot, mon amie, quoique bien tombé (et Louise l’est étonnamment aussi), tu peux me prendre pour juge en ce genre, car ce que j’ai eu le plus longtemps, c’est de l’esprit, et la nature m’en avait donné beaucoup. Il y a autant de distance entre elle et toi que du ciel à la terre. Louise a de l’esprit, Sophie a du génie. Comme cela se voit surtout dans vos lettres ! Les siennes à son amant sont des bavardages mille fois répétés, pillés de tous les romans, et on ne saurait plus secs, quoique délayés dans tant de paroles qu’on en est surchargé. Les tiennes ne ressemblent qu’à toi. Otez quelques fautes de français que tu éviterais si tu étais huit jours sous mes yeux, elles sont, sincèrement parlant, le monument le plus singulier et le plus neuf que j’aie encore vu. Tout est de feu et tout est simple ; et, chez Louise, tout est trivial et gigantesque, froid et boursouflé. Quant à l’âme, ô ma fanfan, mon incomparable et unique amie, je n’en parlerai pas. Permets-moi de n’en pas parler. Ce parallèle m’humilierait, car j’aime encore Louise. Elle est femme et très femme. Pour toi, tu n’es d’aucun sexe et tu es de tous, car tu as les grâces et les qualités et les vertus de tous deux sans avoir les défauts d’aucun, Louise fut trop souvent inconséquente, légère, peut-être son amant aurait-il le droit de dire méprisable. Dans quel moment cessas-tu d’être un objet d’adoration pour le tien ? Dans quel moment t’es-tu démentie ? Je me pique