Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/664

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

existent, puisqu’ils ne peuvent pas ne point exister. Chaque fois que la société fait un riche, du même coup elle fait un pauvre, et c’est inévitable. « L’état social étant contre nature, c’est une nécessité qu’il y ait des maux que le peuple est destiné à sentir, comme il l’est à être rongé par la vermine. »

Seulement le salariat, pire que le servage, pire que l’esclavage, fait le pauvre de jour en jour plus pauvre. Ces « journaliers, » ces « manouvriers » qui peuplent les villes et les campagnes où « ils gémissent sous les haillons dégoûtans » dont est faite « la livrée de l’indigence, » qui sont sans contredit « une très nombreuse, et la plus nombreuse portion de chaque nation, » qu’ont-ils gagné effectivement à la suppression de l’esclavage ? « Je le dis avec autant de douleur que de franchise : tout ce qu’ils ont gagné, c’est d’être à chaque instant tourmentés par la crainte de mourir de faim[1]… » Quoique leur travail soit « la source de l’abondance, » ils n’y ont jamais de part ; ils n’ont que la part qu’il plaît à leurs maîtres de leur laisser.


Avec le temps, la société se trouva divisée en deux portions, l’une des riches, des propriétaires de l’argent, qui, l’étant aussi par conséquent des denrées, s’arrogèrent le droit exclusif de taxer le salaire du travail qui les produisait, et l’autre des journaliers isolés qui, n’appartenant plus à personne, n’ayant plus de maîtres, ni par conséquent de protecteurs intéressés à les détendre, à les soulager, se trouvèrent livrés sans ressources à la discrétion de l’avarice même qu’ils enrichissaient. Pressés par la faim, ils couraient, comme les Égyptiens, du temps de Joseph, à ces greniers dont elle gardait la porte. Ils tirent avec elle un traité bien plus onéreux que l’esclavage, un traité qui ne leur laissa de la liberté que ce qu’elle a d’accablant en leur enlevant toutes les consolations de la servitude. Ils se soumirent à ne retirer du travail le plus opiniâtre qu’une solde à peine suffisante pour leur conserver la vie pendant le jour qu’ils y sacrifient, et à ne pouvoir l’exiger le lendemain, si personne n’empruntait leurs bras encore languissans des fatigues de la veille ; ils se soumirent à prélever sur cette somme déjà si modique leur entretien personnel, la nourriture de leurs femmes et de leurs enfans, les frais inséparables des maladies et de tous les actes civils.


Sans ressources, sans réserves, et subissant déjà « les escroqueries de l’opulence, » obligés de « payer de siècle en siècle beaucoup plus cher » leur vile subsistance, ils supportent en outre les charges de l’Etat, et pour eux tout va de mal en pis.

  1. Théorie des lois civiles, II, p. 463 et suiv.