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plantons affairés, de véhicules disparates, d’animaux inquiets et coléreux. Les bourricots adoptés par les soldats fraternisent avec les mulets prudens, les chevaux efflanqués, les chameaux revêches, dans une méfiance tenace des vacillantes embarcations. Le passage est encore aussi incommode qu’au début des opérations, et le mépris tout « africain » du progrès s’affirme dans la durée d’un provisoire coûteux. Depuis plus de quatre mois, l’administration militaire paie 300 francs en moyenne par jour pour la location des barques, l’entretien d’un personnel de bateliers et de surveillans. À cette dépense considérable, il faut ajouter le prix des mulets qui s’éventrent sur les tolets, des chevaux qui se cassent une patte en sautant dans l’embarcation et qu’il faut abattre, des objets engloutis dans le fleuve ; le temps perdu, la complication des mouvemens de troupes, sont encore des inconvéniens dont on ne devrait plus avoir, depuis longtemps, que le mauvais souvenir. Le transport des pièces d’un pont suspendu, d’un pont de bois ou de bateaux, par exemple, était plus urgent que celui de sacs d’orge ; en un mois, une compagnie du génie pouvait installer un moyen de passage indépendant des variations du niveau dans le fleuve, utilisable à toute heure et en tout temps. Et les économies réalisées auraient permis de ne pas chicaner aux troupes leur haute-paie journalière et leur ration de vin.

Enfin, après des heures d’attente, la dernière compagnie a rejoint les autres sur la rive gauche de Toued Bou-Regreg. On est sorti de la « zone d’opérations » et l’on foule de nouveau le sol de la Chaouïa. Bien réduits depuis leur premier passage, les bataillons traversent Rabat d’un pas moins élastique mais aussi fier, pour s’installer sur l’emplacement désormais invariable des bivouacs, près de la batterie cuirassée construite naguère par les Allemands, pendant le règne d’Abd-el-Aziz. On note au passage des uniformes nombreux, des tenues soignées. Les habitués militaires des garnisons tranquilles et productives ont des regards de dédain et d’envie pour ces troupes déguenillées, ces barbes incultes, ces chevelures hirsutes, ces faces hâves dont la misère nargue leur élégance. Dans les cafés sans luxe, les boutiques sans faste, les consommateurs pérorent autour de l’opale des absinthes, les cliens méditent devant de frustes comptoirs. Les phonographes de pacotille nasillent des rengaines obsédantes ; des enseignes de restaurant invitent aux délices de