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chansons. Une blancheur paraît vers l’Ouest, fondue dans le bleu pâle du ciel : c’est la lumière éclatante du soleil qui se reflète sur les plages lointaines, sur les maisons de Rabat et de Salé. Mais, du sommet d’un coteau arrondi qui ferme l’horizon, des cris joyeux ont retenti : « La tour Hassan ! la mer ! » Tous se hâtent vers ce but qui leur fait oublier soudain les espaces vides et les immensités mornes, les paysages chauves et les sols brûlés, les rochers de Sisyphe des changemens de postes, les navettes sans attrait des escortes de convois. Là-bas, les terrasses, les minarets, les murs plaquent, malgré la distance, des touches brutales de céruse dans le vert cru des jardins ; une buée rousse monte du sable surchauffé, danse devant les navires à l’ancre et l’écume des flots.

Sur la plage, la foule grouille. Une ville de marabouts, de baraques en planches, couvertes de tôle ondulée, flamboie au soleil. C’est le camp des zouaves et des artilleurs, des subsistances et des tringlots. Le vent du large saupoudre sans cesse de sable fin les marmites, les visages, les habits. Sous la toile étouffante, sous le métal brûlant, dans la réverbération aveuglante, officiers et soldats soupirent après la crue prochaine qui les exilera sur la terre ferme, en mettant fin à « l’occupation de Bou-Regreg. » L’abreuvoir, les fontaines sont loin ; les théories d’animaux et de corvées sont des processions de fantômes dans les nuages poussiéreux ; des convois de chameaux vont et viennent, aggravant de leurs pas traînans l’irrespirabilité de l’air. Une pompe poussive cache son corps maigre dans le carré des tentes, comme honteuse de son filet d’eau claire devant l’opulence du fleuve et la majesté de l’Océan.

Au bord de la rive, les troupes ont formé les faisceaux, les conducteurs débâtent leurs mulets, les artilleurs détellent leurs pièces. Avant d’absorber leur repas froid, les hommes se déshabillent prestement, et se précipitent dans les ondes bleuâtres où ils savourent la joie d’un bain dont ils n’ont pas, depuis trois mois, connu le bien-être reposant. Sur les corps noircis par toutes les sueurs de la campagne, l’eau trace d’abord de livides sillons ; puis, sous les frictions vigoureuses où le sable humide remplace le gant de crin du masseur, le rose de la peau reparaît sur les côtes maigres, les ventres concaves, les omoplates anguleuses.

En aval, près des embarcadères, c’est un fourmillement de