Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/852

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aïeux avaient dû subir. C’est par millions qu’il faudrait compter les existences sacrifiées, supprimées ou étiolées que l’ancien régime a coûtées à la France…

Ce n’est certes pas l’intérêt des discussions métaphysiques qui me rend aussi mondain que vous me le dites : « Vous ne pouvez vous passer du monde ; vous savez que Léon et moi avons les mêmes idées là-dessus. » Non, je ne le sais pas, car si l’un de mes amis me disait que j’aime le monde, je reconnaîtrais à ce signe qu’il n’a jamais pénétré ni compris ma nature. Les obligations du monde sont le plus odieux embarras de ma vie ; Léon dit que je ne sais pas m’y prendre pour m’en défaire ; il peut avoir raison, bien qu’il ne m’ait jamais donné une solution applicable à un cas déterminé ; en général, c’est vite dit : « Refusez ! » Mais en particulier, les exceptions se multiplient et finissent, dans une vie comme la mienne, par composer une tyrannie intolérable. J’accepte qu’on me trouve maladroit, mais qu’on me prête la passion du monde, c’est inconciliable avec mes affirmations constantes ; je dis que je préfère toujours une soirée de travail ou de lecture à n’importe quelle autre. Quel intérêt ai-je aie dire si je ne le pense pas ? Le récit que je vous fais des caresses et des complimens que je reçois du monde vous donne à penser que je m’y délecte au point de ne pouvoir m’en passer ; j’ai donc tort de vous conter tout cela ; je me nuis dans votre estime, et pourtant je ne vous fais part de ma vie du soir que pour vous distraire, parce que vous aimez à être au courant de mes succès et aussi des faits et gestes des personnages intéressans. Pour moi, je constate avec satisfaction que je réussis et avec la plus vive inquiétude que, réussir, c’est perdre son temps et sa liberté. Peut-être pensez-vous aussi que j’écris par passion environ quatre lettres par jour sans jamais arriver à mettre ma correspondance au courant et que je ne peux pas me passer de lire les nombreux volumes qui me sont adressés avec des dédicaces. En effet, il me serait si facile d’être impoli et ingrat envers tout le monde. Mais c’est une habitude à prendre, et j’y procède encore lentement. Du reste, je perds mon encre à vous exprimer ce que je sens à cet égard. Vos préjugés sur mon caractère sont établis à jamais ; quand je vous dis que je n’aime pas le monde, vous préférez croire que je mens plutôt que d’entrer dans les difficultés de ma situation. Cela m’afflige ; toute personne qui ne comprend pas ce que j’aime et