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tuer, simplement afin de lui prouver qu’il « était un homme. » Et lorsque enfin la véritable Henriette Vogel le provoque à la mort par un mot de défi, nous comprenons aussitôt que rien au monde ne saurait désormais empêcher l’auteur du Prince de Hombourg d’aller jusqu’au bout de son héroïque et folle gageure. Est-ce que son prince de Hombourg lui-même, avec le caractère qu’il lui a prêté, est-ce que nous ne sentons pas qu’au moment le plus honteux de son rôle, au moment où il étale devant l’Électrice son désir de vivre et sa résolution de tout sacrifier à ce lâche désir, volontiers cependant il s’interromprait de ses supplications pour « se faire sauter la cervelle, » si la belle princesse Nathalie s’avisait de lui demander cela comme « le plus précieux service d’amitié que quelqu’un pût lui rendre ? »


Un grand enfant : telle est, en effet, l’image que nous offre d’Henri de Kleist le seul portrait que nous connaissions, une miniature exécutée à Berlin en 1801. Mais il est trop évident que derrière ces traits ingénus et sourians doit se cacher une âme dont le miniaturiste berlinois n’a rien pu saisir, et qu’ainsi son portrait est pour nous sans valeur. Se souvient-on encore du temps, — déjà si lointain ! — où un incident judiciaire avait suffi à partager toute l’opinion française en deux camps ennemis ? Un de nos plus adroits et amusans caricaturistes avait alors imaginé de créer un personnage « représentatif, » qu’il avait appelé r « Intellectuel, » et qui, avec son énorme tête sur un corps rudimentaire, nous apparaissait aussi « typique » en théorie que parfaitement impossible dans la vie réelle. Ce personnage impossible a pourtant existé, une fois au moins, dans l’histoire de la littérature moderne ; et c’est irrésistiblement cette image fantaisiste de l’Intellectuel qui surgit devant nos yeux, lorsque nous lisons la série des lettres intimes d’Henri de Kleist. Jamais peut-être, eu aucun temps, il n’y a eu d’homme aussi exclusivement « cérébral, » concentrant à tel point toutes les énergies de son être dans l’unique vie de sa pensée, sauf d’ailleurs à vivre cette vie tout « abstraite » avec autant de passion effrénée qu’en peuvent apporter les plus exaltés des poètes à ressentir ou à épancher les plus brûlantes émotions de leur cœur.

Officier dans l’armée prussienne, le jeune gentilhomme n’a point de cesse qu’il n’ait dépouillé une « livrée » qui ne lui parle que d’humiliant « esclavage. » « Les exploits de la discipline militaire, écrit-il, provoquent en moi un mépris sans limites. Les officiers m’apparaissent autant de bourreaux, les soldats autant d’esclaves ; et dans