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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/229

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car voici ce qui arriva de cette affaire lors de son dernier séjour à Paris, au printemps de 1774.

Il s’étonnait grandement, dit-il, du silence de la comtesse qui ne revenait pas cette fois à la charge en faveur de sa protégée-, et il avait même retardé autant que possible sa visite d’arrivée à Diderot afin de ne pas réveiller, comme l’on dit, le chat qui dort. Mais il devait, malgré tout, déférence et reconnaissance au philosophe, ainsi qu’il veut bien l’avouer en parlant pour la dernière fois de lui dans ses Mémoires, et il finit par se décider à l’aller voir. Il le trouva plongé dans la plus noire douleur ; sa chère fille, devant le génie de laquelle il demeurait en quelque sorte effrayé et qu’il vantait d’ailleurs à tout venant comme un modèle d’affection filiale, de douceur et de vertu, sa fille venait d’abandonner la maison paternelle pour suivre un employé de la Ferme royale qu’elle aimait depuis longtemps déjà sans que ses parens eussent conçu le moindre soupçon de cet amour. Elle manifestait l’intention d’épouser à bref délai son ravisseur avec ou sans leur aveu.

Diderot raconta sur-le-champ cette triste aventure à Mannlich et lui fit ce récit à sa manière, c’est-à-dire avec une passion, une émotion communicatives. Il maudissait surtout l’hypocrisie et le manque de foi de la fugitive, car il eût excusé tout le reste, à l’en croire ; mais une si longue dissimulation trahissait chez son enfant un défaut de cœur qu’il ne pouvait se résoudre à lui pardonner. Cependant, poursuit Mannlich, la jeune émancipée oubliait l’univers dans les bras de son ami et laissait pester son philosophe de père qu’elle connaissait trop bien pour redouter de lui une très longue rancune. Elle l’accablait néanmoins de lettres pathétiques et d’appels éloquens à sa clémence, qui restèrent quelque temps sans effet. Mais elle eut une inspiration décisive, le jour où elle lui réclama son portrait, afin, disait-elle, de pouvoir du moins pleurer sa faute devant l’image d’un père irrité, mais adoré, qui se refusait à l’entendre. De ce moment tout fut oublié, assure Mannlich qui envisage aussitôt en peintre ce gracieux épisode et ne peut s’empêcher d’y voir un sujet d’une toile émouvante à la mode de Greuze : une jolie pécheresse fr genoux, tout en pleurs devant l’effigie d’un père vénérable dont elle n’a pu désarmer le courroux.

On ne voit rien d’une pareille aventure dans la correspondance ou dans les biographies de Diderot, pas même dans celle