Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apporté par Edouard Bocher, fut remis à d’Haussonville, qui entra immédiatement en campagne avec son entrain accoutumé.

Il y avait deux hommes qui connaissaient les risques à courir puisqu’ils les avaient déjà affrontés, M. Beau, imprimeur à Saint-Germain, et M. Dumineray, éditeur, rue Richelieu. Tous deux avaient été condamnés pour avoir publié la brochure de Prévost-Paradol sur les Anciens partis. Ils ne se dissimulèrent pas que, cette fois, ils allaient au-devant d’une condamnation plus rigoureuse encore. Leur zèle n’en fut pas diminué ; par compensation, ils eurent même la chance d’échapper, pendant quelques heures, à la répression qui les attendait. L’aventure fit la joie des orléanistes et des républicains alors groupés dans une hostilité commune contre l’Empire. Le titre inoffensif de l’ouvrage, Lettre sur l’Histoire de France, avait dépisté les soupçons. Ce n’est pas que les intéressés eussent essayé de tourner la loi. Très ouvertement ils avaient déposé le manuscrit au parquet du procureur impérial de Versailles et dans les bureaux de la préfecture de Seine-et-Oise. Les mauvaises langues racontaient, non sans ironie, que le procureur impérial, sur le vu du titre et de la signature : Henri d’Orléans, avait pris l’air entendu en disant : « Je vois ce que c’est, une suite au travail sur Alésia. » Au ministère de l’Intérieur, alors en plein déménagement, on ne fut ni plus diligent, ni plus clairvoyant. Il en résulta que le 13 avril 1861, à midi, la vente de la brochure devint légale par l’expiration du délai de dépôt. Le libraire Dumineray ne perdit pas une minute pour l’étaler sous sa vitrine. « Des libraires, en toute hâte, arrivaient et emportaient des paquets par douzaines. Un marchand de journaux en vendait à lui seul un millier d’exemplaires. A l’heure de la Bourse, sur la place, sur les marches, la brochure jaune apparaissait dans toutes les mains. » Chez moi, le comte d’Haussonville en apportait une centaine à distribuer dans le monde universitaire.

L’effet produit fut prodigieux. Les hommes d’aujourd’hui, habitués aux polémiques ardentes de la presse, parviennent difficilement à se représenter dans quelle atmosphère de somnolence et de silence vivait la population française en l’an de grâce 1861. Les journaux ne traitaient les questions politiques qu’à voix basse, comme s’ils parlaient dans une chambre de malade. Chacun savait en prenant la plume qu’il suffisait de deux avertissemens pour amener la mort du journal. L’art des