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pan de mur, ils comptaient les coups en plaisantant… Le nombre des bombes que lance un dirigeable atteint rarement la douzaine et toutes n’éclatent point. Jusqu’à présent, elles n’ont produit aucun effet. Pourquoi n’en lance-t-on pas davantage et de plus efficaces ? Pour moi, cela va sans dire, je ne réclame rien, je suis bien heureux de m’en être tiré indemne… Tandis que nous prenons le thé dans la cellule qui sert à la fois de cuisine et de salle à manger, un soldat arrive avec une bombe qui n’a pas éclaté. C’est une boite cylindrique encore pleine de picrate de potasse. Elle porte à la base un percuteur en cuivre terminé à l’extérieur par une hélice, et au-dessus, la mitraille sans doute, dans une forte enveloppe de toile. Celle-ci est déchirée et le contenu est vide. Une tige de bois, pour maintenir le tout, plonge dans la poudre et porte ces mots : « détonateur Copenhague, patent universel. » Le secrétaire arménien s’empare de cette bombe, s’accroupit sur une couverture et s’amuse, avec la pointe d’un couteau, à creuser dans la masse de poudre comprimée. Il en pourrait résulter la pire explosion. Mais il n’en croit rien, et, avec le sérieux d’un enfant qui vide sa poupée de son, continue de creuser…

Dans la cellule, le vieux pharmacien apparaît, s’effondre sur une caisse, se relève, ne peut tenir en place. Ses yeux sont encore pleins de frayeur. Il se tâte le ventre, exhale des soupirs, perd son regard dans l’au-delà, fait « Tah ! tah ! tah ! Ah ! nous sommes bien malheureux, ma pauvre femme, mon enfant, nous avons eu bien peur avec ce dirigeable, ces bombes, toutes ces choses qui ont le bruit de la mort ! » Le docteur, petit et sec, entre à son tour, et prononce : « Ça dure depuis plus de six mois avec ces Italiens qui ont tout, des bateaux, des canons, des aéroplanes, des obus gros comme des enfans, plus de 100 000 hommes à Tripoli ! Quand se décideront-ils à en finir ? »

Ce médecin et ce pharmacien sont depuis plus de vingt-cinq ans en Afrique. Lors de l’invasion italienne, ils n’ont pas hésité, en dépit de leurs droits à la retraite, à suivre l’armée turque dans sa campagne errante.

Braves gens qui regrettent Tripoli comme le Paradis perdu, que peut trahir un moment de trop forte émotion, mais qui supportent stoïquement toutes les privations et qui, ayant fait le sacrifice de leur vie, comme les autres, accompliront jusqu’au bout leur devoir.