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qu’il exprime sans ambages : « Jean-Jacques Rousseau, qui montra quelques talens, surtout en musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l’exemple de tous les crimes et de tous les vices que l’état social corrige ou dissimule. » Il est athée avec délices, comme disait de Chénier son biographe, non celui de Marie-Joseph, mais celui d’André. Cela le distingue d’Évariste, à qui Robespierre a enseigné les méfaits de l’athéisme, doctrine inventée par les aristocrates pour asservir le peuple. Il est égoïste sans vergogne et fuit le spectacle des larmes qui ne servent qu’à gâter le visage, tandis qu’Évariste donne dans le genre larmoyant. De là vient que la guillotine fasse horreur à l’un, qui n’est pas le sensible Évariste, et semble fort acceptable à l’autre, qui n’est pas le sec Brotteaux. « Je n’ai pas d’objection essentielle à faire contre la guillotine, répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule institutrice, ne m’avertit en effet d’aucune manière que la vie d’un homme ait quelque prix ; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de manières, qu’elle n’en a aucun. L’unique fin des êtres semble de devenir la pâture d’autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit naturel : en conséquence, la peine de mort est légitime, à la condition qu’on ne l’exerce ni par vertu, ni par justice, mais par nécessité ou pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j’aie des instincts pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c’est une dépravation que toute ma philosophie n’est pas encore parvenue à corriger. — Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n’y a que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut nécessaire de l’autorité. Le peuple souverain l’abolira un jour. Robespierre l’a combattue et avec lui tous les patriotes ; la loi qui la supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous le glaive de la loi. » Telles sont les maximes de deux écoles. Tels sont les fruits de deux philosophies. Celle du vieux Brotteaux a été honnie par les morales de tous les pays, anathématisée par les religions de tous les temps : elle est la ruine de toutes les certitudes, la négation de tous les principes, le scandale de tous les honnêtes gens… et elle n’inspire que des actions généreuses, compatissantes et douces ! Brotteaux, mourant de faim, partage avec l’indigent son morceau de pain. Suspect, traqué, toujours à la veille d’être arrêté, il abrite dans son grenier le Père Longuemare, protège contre la fureur des patriotes la fille Athénaïs, que sais-je encore ?