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les artisans transforment en ustensiles grossiers. Pendant le jour, presque tous les hommes sont absens. Ils ont quitté le mellah dès l’aurore, et, conduisant leurs petits ânes maigres qui trottinent légèrement sur les pistes, ils ont franchi des lieues pour livrer d’âpres batailles sur des trocs sans ampleur. Ils reviennent le soir pour repartir le lendemain, et les indigènes qui les méprisent ne peuvent se passer d’eux. Dans les cases obscures et fraîches, les femmes et les artisans occupent leur activité de fourmis. Autour des puits, les enfans aux traits fins, aux yeux immenses, crispent leurs petites mains sur la rude corde qui remonte la peau de bouc : affairés et silencieux, ils tirent à grandes brassées et leur hâte convulsive fait heurter, contre les étroites parois, le rustique récipient qui arrive presque vide à l’orifice du puits. Des mères françaises s’évanouiraient de frayeur à la vue de ces gosses ainsi penchés sur l’ouverture béante, que n’entoure aucune margelle, et dont le fond, à trente mètres du sol, disparait dans le noir.

Economes et timides, ces Juifs ruraux vivent paisibles à l’ombre de la kashah. Ainsi, au Maroc, tout caïd puissant est le patron d’une petite colonie qu’il pressure en temps de gêne et qui exploite la foule de ses cliens et de ses serviteurs. Mais, accrochée aux résidences des grandes familles, elle en partage les vicissitudes : les Juifs sont les premières victimes des pillards qu’engendre la siba. Ils y sont d’ailleurs accoutumés, et les reprises sociales ne les laissent pas découragés. Ils recommencent leur course lente vers une aisance qu’ils atteignent rarement, car une catastrophe nouvelle anéantit quelques années plus tard les résultats de leur adresse et de leur ténacité. On comprend donc que, même dans les postes où notre présence leur assure une paix durable et des trafics avantageux, ils ne soient pas fixés pour toujours au mellah qui les a vus naître. Dès qu’une affaire longtemps étudiée leur assure des bénéfices inattendus, ils vont ouvrir boutique à la ville, où les spéculations s’offrent nombreuses à leur esprit inventif, où les profits sont plus sûrs et plus grands. Et tel qui naquit dans une nouala, terminera ses jours dans une luxueuse maison de Casablanca ou de Tanger, tandis que son fils comptera déjà parmi les personnalités « éminemment parisiennes » de la finance ou du boulevard.

En face du mellah, quelques huttes de paille montrent leur