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PETITE GARNISON MAROCAINE.

toit pointu au-dessus d’un mur en pierres sèches que garde un caporal. Des formes onduleuses et blanches, enveloppées de voiles souples et flottans, apparaissent à l’entrée de ce petit village : des dessous aux couleurs vives caressent les pieds nus qui jouent avec les babouches jaunes ; des yeux noirs dévorent les faces flétries, marquées de fins tatouages ; de lourds anneaux d’argent distendent les oreilles sales ; des colliers de verroteries descendent en cascades sur les poitrines dont le flou du vêtement ne déguise pas les profils fatigués. Ce sont les prêtresses de Cythère, qu’une autorité prévoyante confine dans « le douar réservé. » Elles y célèbrent les rites d’amour qui séduisent les jeunes hommes, mais leurs temples n’ont pas l’élégance des « maisons d’illusion » dont nous parla M. Maurice Talmeyr. Un faune maigre, philosophe et discret, veille sur ces nymphes sans grâce, que la nostalgie et l’habitude parent de charmes capiteux. Des soldats arrivent ; ils plaisantent, complimentent, font la roue, essaient le pouvoir des mots arabes qu’ils écorchent dans un sabir expressif. Des groupes se forment dans les noualas obscures et puantes, le thé à la menthe circule ; mais les filles du désert, malgré leur courtoisie professionnelle, sont indifférentes aux propos galans des Roumis. Elles en riront demain avec les hommes de leur race, les goumiers triomphans qu’elles aiment et qu’elles admirent, qui les battent et se ruinent pour elles, et que le gradé de service consigne au dehors, pour éviter les rixes, quand ils oublient les dates réglementaires des ébats permis.

La soirée s’achève sous la lumière crue de l’acétylène, autour d’une bouteille de gros vin d’Espagne, de bière chaude ou de limonade éventée. Les soldats tripotent les crasseux paquets de cartes, et l’ennui se dissipe dans les combinaisons de la manille, de l’écarté ou des dominos. Et quand arrive le règlement des comptes, ils sortent sans regret quelques pièces blanches de leurs porte-monnaie flasques : « C’est autant de moins qu’aura le gouvernement, » disent-ils, gouailleurs, en songeant aux trois sous par jour dont les ronds-de-cuir injustes et rapaces du ministère ont réduit leurs pauvres hautes-payes, malgré l’évidence de leurs droits et la précision des tarifs officiels. Ainsi les maigres prêts qui paient leur sacrifice obscur préparent la fortune de « bistrots. »


En France, le marchand de vin est l’éducateur civique de