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devoir et la beauté du sacrifice. » Inversement, je ne crois pas que personne, fût-ce parmi les enragés du moliérisme, ait eu pour Molière une admiration plus profondément ressentie. Brunetière subissait, de façon à ne pouvoir s’en défendre, l’action de ce véritable génie de la comédie, l’intensité de cette raillerie et cette puissance de vérité. Mais justement pour cela, il luttait avec plus d’obstination et d’énergie désespérée contre l’esprit de ce théâtre qu’il jugeait funeste et auquel le mérite extraordinaire du dramaturge prêtait une force d’expansion presque irrésistible. Il supportait avec impatience que l’œuvre de Molière fût devenue pour la critique à peu près intangible, et qu’on en eut institué la « religion » à titre de culte national. « Deux siècles tantôt passés ont bien pu nous conquérir toutes les libertés, les nécessaires, les superflues et même les dangereuses : ils ne nous ont pas encore donné le droit de penser sur Molière comme nous voudrions et de le dire comme nous le penserions. » Ce droit, il le prenait. Et ou s’y est trompé. Maintes fois on l’a accusé d’être un contempteur de Molière, parce que, disait-on, l’homme de pensée qu’il était n’avait pas le « sens du théâtre. » Quelle erreur ! Et quelle sottise ! La violence même de sa critique à l’adresse d’un Molière, d’un La Fontaine, d’un Fénelon, pour ne pas sortir du XVIIe siècle, atteste à quel point il était accessible au prestige de leur art.

Un chapitre, le plus considérable de cette histoire et qui en donne la clé, est celui qui est consacré aux Jansénistes et Cartésiens. Brunetière a voulu traiter, ensemble et dans leurs rapports, du jansénisme et du cartésianisme, parce que d’après lui la lutte entre ces deux doctrines et les tendances qu’elles représentent a été la grande bataille intellectuelle du siècle. On ne l’a pas vu, on n’y a pas fait assez d’attention dans les histoires de notre littérature, et n’a-t-on pas même reproché à l’auteur de cet admirable Port-Royal, — un des trois ou quatre grands livres du XIXe siècle, comme le répétait Brunetière, — d’avoir développé hors de toutes proportions l’histoire d’un couvent ? Ce que Descartes apportait, c’était, entre autres idées, celle de la toute-puissance de la raison, celle du progrès à l’infini, résultant du développement de la science et de ses applications « pour la diminution ou le soulagement des travaux des hommes, » celle enfin de l’optimisme, aucune philosophie n’ayant plus hardiment soutenu que la vie se compose de plus de biens que de maux. On a voulu voir en Descartes le maître à penser du XVIIe siècle, alors que, pour trouver des œuvres directement inspirées par son influence, il faut aller jusqu’aux Parallèles de Charles Perrault et à la Pluralité des Mondes de Fontenelle