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Gabriel Baroney, les bras croisés, regardait par la fenêtre sa chère vallée :

— A la rigueur, je comprends qu’à la ville, parmi le heurt des intérêts, des tentations du luxe, des appétits, au milieu des bruits discordans, on aille de-ci, de-là, pauvre détenu privé d’horizon, mal guidé par l’instinct, mal retenu par les traditions ; mais quand on a devant les yeux ce spectacle-ci, cette grandiose simplicité, cette divine harmonie, cet espace et toute cette charmante intimité, comment peut-on ne pas voir clair en soi, comment peut-on ne pas marcher tout droit, le front haut, comment peut-on dissimuler et trahir ?

— Elle n’est peut-être pas coupable ! prononça lentement Mme Baroney, Nous la jugerons mieux ce soir…

Marthe Bourin n’était pas beaucoup mieux renseignée sur elle-même que les Baroney de Filaine. Quand elle put enfin quitter le bras de Maxime et rentrer chez elle, elle monta tout droit dans sa chambre et s’y enferma pour pleurer à son aise. Tapie dans un grand fauteuil, témoin de toutes ses bouderies, de toutes ses colères enfantines, elle laissa échapper le flot contenu de son désespoir. Il lui était impossible d’enchaîner ses pensées qui s’entre-choquaient dans son pauvre cerveau fatigué. Une image se présentait obstinément à son souvenir : deux hommes, deux ombres, les poings menaçans, et, entre eux, une autre ombre toute vacillante et qui était elle-même, Marthe Bourin, fiancée déloyale. Du reste de la soirée elle ne se rappelait que la brûlure d’un baiser. Comment avait-on osé profiter de son émoi ? Pourquoi n’avait-elle pas crié ? Pourquoi s’était-elle laissé reconduire dans cette nuit fiévreuse, magnifique et méchante tout à la fois ? A aucune de ses questions, elle ne trouvait de réponse. Elle, elle, avoir laissé cette énormité s’accomplir, elle, Marthe Bourin, à jamais compromise, humiliée. A quoi lui avait servi de tant s’appliquer en face de Rolande, de se figer dans cette réserve dont l’excès la gênait elle-même ? Elle était la plus malheureuse des créatures. Elle n’était plus bonne qu’à pleurer, à pleurer, jusqu’à ce que fût tarie à jamais la source des larmes.

Elle passa la nuit ainsi et, quand elle s’endormit de fatigue au petit jour, elle laissa échapper des soupirs et des gémissemens tout le long de ses rêves. Lorsqu’elle s’éveilla, la réalité