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jumens du domaine ? Gabriel pousse le « barreau, » le cœur battant, s’approche de Ragotte, car c’est Ragotte, il la reconnaît à son pied blanc ; Ragotte ou son cadavre… Il n’est plus qu’à dix pas. Ragotte est étendue sur le flanc les pattes raides, le cou tendu. Le maître de Filaine s’arrête. Il frappe du talon. Aussitôt l’oreille de Ragotte remue doucement. Ragotte ne se lève pas, mais Ragotte écoute. Eh ! parbleu ! elle n’est point morte ! au contraire, elle est si heureuse d’être vautrée dans l’herbe que même de sentir son maitre tout près d’elle ne l’émeut pas. D’ailleurs Gabriel Baroney n’insiste point, il est rassuré. Il retourne sur ses pas en sifflotant une marche joyeuse…

Il va s’engager dans la large « traîne » qui borde le domaine au couchant, lorsqu’une jeune voix qui chante attire son attention. Il se tient coi un moment, cherchant à deviner qui s’avance ainsi à sa rencontre. La voix est jolie, fraîche avec un fond de mélancolie qui se devine au rythme plus lent qu’il ne conviendrait. L’air, une chanson de nourrice, dévoile que c’est une maman qui promène son enfant. Un petit grincement se fait entendre : la maman pousse une voiture de bébé. D’ailleurs tout l’équipage débouche là-bas du chemin qui vient de Saint-Chartier. C’est Marthe Baroney seule avec sa petite Marie-Paule. Les paroles maintenant sont plus distinctes :


Quand ils furent sur la colline
Mes agneaux voulurent danser.

Au son, au son, d’la cornemuse
Ils se mirent à danser.

Ils se sont pris par la patte
Et se sont mis à danser,

n’y eut qu’la mère moutonnière
Qui ne voulut pas danser.


Gabriel est resté caché. Bien lui en a pris, car voici un autre personnage. Il surgit du chemin d’en face qui dévale de Filaine : Étienne, un Étienne surpris, hésitant, timide, mais qui tout de même aborde Marthe, qui lui tend la main.

Gabriel Baroney se retire à reculons, singulièrement ému : « Les pauvres enfans ! prononce-t-il tout bas. Est-ce moi qui les ai séparés ? Est-ce par ma faute qu’ils sont malheureux ? En voulant faire le bien si l’on cause du chagrin, est-on res-