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chaîné ces enthousiasmes et ces espoirs qui créent une religion. D’autres ont eu, comme Zwingle, une culture plus savante ; comme Calvin, une intelligence plus ordonnée et plus ferme. Lui, les domine de son tempérament. En cela, il est à part, et, dans la Réforme, il est unique. Tout vibre dans cet être d’impressions et d’impulsion, entrainé, débordé par sa nature. Il pense par sensations et il dogmatise avec ses nerfs. Son moi fuse en doctrines. Partant, dans cette tension continue de l’âme, le pouvoir de grossissement devient énorme. Plus de mesure dans l’esprit. Le regard fermé aux nuances va d’un bond à l’extrême des négations ou des principes ; dans le plan de l’absolu, il ne voit que des sommets ou des abimes. « Le docteur hyperbolique, » dira plaisamment Érasme. — Et tout se heurte aussi dans cette tempête d’idées, de passions et d’images. On peut dire que chez Luther la vie, comme les œuvres, est une suite de contrastes. Il n’y a point de sérénité dans cette nature parce qu’il y a une souffrance dans cette foi. Un mysticisme poussé jusqu’à l’hallucination, un sens pratique aiguisé pour la lutte, armé à la fois de calcul et d’audace, de brusquerie et de duplicité ; ces fleurs exquises de l’âme, la poésie et la tendresse, et les bas-fonds de l’instinct, des hymnes qui volent vers le ciel, et des ordures qui traînent dans la boue, des émotions pures et un gros rire trivial, des dépressions d’humilité et des spasmes d’orgueil, les affirmations les plus simples, créatrices de certitude, les sophismes les plus subtils, tortionnaires de vérité, tout en lui déconcerte, mais attire, entraine, irrite. On a pu l’opposer à lui-même. Contradictions ou incohérences, que lui importe ? Elles viennent se fondre dans l’unité de sa nature et la logique de sa passion, dans ce bouillonnement d’idées ou de paroles dont la lave brûlante et trouble se déverse sur le siècle.

Cependant, quelque prodigieux qu’il soit, eût-il réussi à déchaîner le mouvement, encore plus à le conduire, s’il n’était venu à son heure, à l’appel de ces besoins obscurs et profonds qui émergeaient de toutes parts ?

Si l’Allemagne est remuée, jusque dans ses profondeurs, c’est que, de suite, elle a reconnu dans Luther un de ses fils, dans son œuvre, un fait national. Le grand réformateur n’est pas seulement de son temps, mais de sa race. Il en a le type, les qualités et les défauts, ce par quoi, dès le début, il n’est et n’ap-