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pas de ceux qui consentent à se réduire au rôle de « drogman télégraphique, » et il ne s’en remettait pas uniquement aux ordres donnés. Malgré la fièvre de vitesse qui a gagné aussi bien les chancelleries que les autres administrations, il prenait le temps de réfléchir, de méditer les instructions reçues et de peser les termes de ses réponses. Il était, pour tout dire, de la vieille et bonne école. On le prisait fort. On l’écoutait. Sa physionomie était attrayante. Son front vaste, ses yeux clairs et francs, sa bouche finement arquée, un ensemble de bonté et de gravité douce parlaient en sa faveur. La sincérité de son langage, la droiture de son caractère l’avaient rendu populaire à Saint-Pétersbourg. Il n’en fut pas de même en Allemagne où ses allures indépendantes avaient déplu à M. de Bismarck qui aurait voulu trouver en lui un instrument docile et non un collègue habile et réservé. Sa popularité en Russie avait été augmentée par les attaques de la presse allemande excitée à cet effet par le chancelier, lequel avait répandu contre lui des bruits calomniateurs. Ainsi, on avait accusé sir Robert Morier d’avoir transmis au maréchal Bazaine des renseignemens sur le passage de la Moselle par les Prussiens en 1870. Or, cela était complètement faux. Et lorsque Herbert de Bismarck, le fils aîné du chancelier, osa faire répéter ces bruits par la Gazette de Cologne, l’ambassadeur anglais envoya un démenti formel qui ne fut pas inséré dans la feuille allemande. Alors Morier publia sa correspondance qui le dégageait de toute compromission. Les lettres que donna le Times en 1875 furent à cet égard d’une netteté et d’une portée décisives. Roggenbach, qui avait été mêlé injustement à ces fâcheux incidens, disait avec raison de ses calomniateurs : « Le temps est mal choisi pour un tel déploiement de sottises et un pareil sport de persécution ! »

Le tempérament impulsif de sir Robert Morier, joint à une parfaite rectitude d’esprit, tranchait sur l’attitude gourmée des autres diplomates. Tant de naturel et d’autorité déplut à la coterie allemande et augmenta les rancunes de Bismarck. Celui-ci connaissait son intelligence et son savoir. Il n’ignorait pas que, dans les questions compliquées de la politique allemande, le Foreign Office avait souvent recours aux lumières de Morier. Mais, malgré les attaques incessantes des reptiles excités contre lui, Morier vit son crédit s’accroître à Saint-Pétersbourg, tandis que celui de Bismarck et de ses agens diminuait d’autant. Le